Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/225

Cette page n’a pas encore été corrigée

qu’à écouter, et qu’à empêcher mon mépris de l’emporter sur ma prudence. »

Il soupira, croisa les bras, laissa son menton tomber sur sa poitrine, et resta longtemps immobile ; puis tout à coup il se redressa, en sentant qu’il avait ce jour là une importante besogne à accomplir. Il ne put se rappeler tout de suite de quoi il s’agissait, mais ne fit aucun effort de mémoire, avec la confuse certitude de s’en souvenir bientôt.

À peine avait-il fait, vers la ville, une centaine de pas qu’il ralentit le pas et resta presque sur place en apercevant un homme qui venait dans sa direction. C’était, sous les plis d’un manteau drapé, et sous les larges bords du chapeau mou, une apparition pittoresque, que l’on aurait cru voir par le gros bout d’une lorgnette. Il était impossible à Razumov d’éviter le petit homme, car nul chemin ne s’offrait à la retraite.

« Encore un qui se rend à cette assemblée mystérieuse », pensa-t-il. Sa conjecture était fondée, mais à l’inverse des autres révolutionnaires, venus de loin, celui-là, il le connaissait. Il espérait néanmoins passer avec un simple salut, mais il ne put refuser la petite main maigre au poignet velu et aux jointures saillantes qu’on lui tendait avec un geste amical. Elle sortait du manteau drapé à l’espagnole, un pan jeté sur l’épaule, porté malgré la chaleur relative du jour.

« Et comment va Herr Razumov ? » Ces mots prononcés en allemand, n’étaient que plus odieux à l’objet du salut cordial. Vu de près, le personnage faisait l’effet d’un homme en miniature, avec son front haut, découvert par le chapeau momentanément levé, et la grande barbe poivre et sel déployée sur une poitrine bien proportionnée. Son nez fin et hardi surplombait une bouche mince, cachée dans la masse d’une moustache soyeuse. Ses traits accentués, ses membres vigoureux, malgré leurs dimensions réduites, donnaient une impression de délicatesse, sans le moindre signe de débilité. Seuls, les yeux, bruns et taillés en amande étaient trop grands, et l’excès du travail sous la lampe les avait injectés de sang. L’obscure célébrité du petit homme était bien connue de Razumov. Polyglotte, d’origine inconnue et de nationalité mal définie, anarchiste au tempérament pédant et forcené, à la stupéfiante capacité pour les invectives enflammées, il constituait une puissance d’arrière-plan, ce pamphlétaire violent, qui réclamait à grands cris la justice révolutionnaire, ce Julius Lespara, éditeur du Monde Vivant, confident des conspirateurs, auteur d’articles et de manifestes sanguinaires, soupçonné d’être au courant de tous les