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faire aussi bien servir ce suicide à ses desseins. Il devait à l’homme au nez rouge une obligation infinie pour sa patience et son ingéniosité. « Merveilleux psychologue, évidemment », se dit-il avec ironie. Le Remords ! c’était la meilleure démonstration de l’aveuglement des vrais conspirateurs, de la subtilité stupide de ces gens obsédés par une idée fixe. « Il s’agissait d’un drame d’amour, et non pas de conscience », ricanait Razumov. Une femme à qui le vieux faisait la cour ! Un colporteur vigoureux, un rival évidemment, l’avait jeté au bas des escaliers… Et à soixante ans, pour l’éternel amoureux, c’était une humiliation difficile à digérer ! Ce n’était pas un féministe de la même trempe que Pierre Ivanovitch. La consolation même de la bouteille pouvait se montrer insuffisante, dans cette crise suprême. À cet âge, le nœud coulant restait le seul remède à une inextinguible passion. D’ailleurs l’exaspération sauvage soulevée en lui par le mépris et les calomnies de la maison, et l’affolante impossibilité d’expliquer sa rossée mystérieuse, devaient ajouter à l’amertume de son chagrin. « Le diable, tiens ! » s’écria Razumov, avec vivacité, comme s’il venait de faire une découverte intéressante. « Ziemianitch a fini par sombrer dans le mysticisme ! Il y a tant de vraies âmes russes qui finissent ainsi ! C’est bien caractéristique ! » Il éprouvait de la pitié pour Ziemianitch, pitié banale et impersonnelle, pitié que l’on peut ressentir pour une multitude inconsciente, pour une masse populaire contemplée de très haut, pour un peuple de fourmis rampant sur le chemin de la destinée. Il lui semblait que Ziemianitch n’aurait pu agir autrement. Et l’assurance méprisante de Sophia Antonovna, son idée d’un « limier de police » était, à sa façon, bien caractéristique aussi de la Russie. Mais ici, il ne s’agissait plus de tragédies : c’était la comédie des quiproquos. On aurait dit que le diable lui-même, était venu se jouer d’eux tour à tour, de Razumov d’abord, puis de Ziemianitch, et enfin de ces révolutionnaires. C’était bien en effet un jeu diabolique… Le jeune homme interrompit le cours de son monologue intérieur, pour se railler lui-même : « Tiens ! voici que je tombe, moi aussi, dans le mysticisme ! »

Il se sentait l’esprit plus libre que jamais. Il se retourna, pour s’adosser commodément à la barrière. « Tout cela », poursuivait-il en lui-même, « s’arrange de merveilleuse façon. L’incertitude du sort de mon prétendu collègue, ne ternit plus la gloire de l’exploit que l’on m’attribue. On en rend responsable le mystique Ziemianitch. J’ai été servi par une chance incroyable. Plus besoin de mensonges. Je n’aurai