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« Est-ce parce que je n’ai pas de parents qu’on doit encore m’enlever tout le reste ? » pensait-il.

Il se raidit, en un effort nouveau pour continuer sa route. Des traîneaux glissaient sur la chaussée au son de leurs grelots, apparitions fantastiques qui se détachaient dans la nuit noire, au milieu d’un halo de blancheur frémissante.

« Car c’est un crime », se disait-il. « Un meurtre est un meurtre. Bien qu’à vrai dire, des institutions libérales… »

Une sensation de nausée l’arrêta. « Il faut que je sois courageux », s’exhorta-t-il. Toute sa force avait disparu, comme si on la lui avait prise, d’un geste. Mais un puissant effort de volonté lui fit surmonter cette défaillance ; il avait peur de s’évanouir dans la rue et d’être ramassé par la police avec la clef de sa chambre dans la poche. Chez lui, on trouverait Haldin, et alors vraiment, tout serait fini.

C’est, chose assez singulière, cette crainte même qui paraît l’avoir soutenu jusqu’au bout. Les rares passants surgissaient brusquement devant lui, tout noirs parmi les flocons de neige, et s’évanouissaient aussitôt, sans bruit de pas.

Razumov se trouvait dans un quartier misérable ; il aperçut sous la lumière d’un réverbère une vieille femme à laquelle des châles en loques donnaient un aspect de mendiante en fin de journée. Elle marchait paresseusement dans le brouillard, comme si nul foyer ne l’avait attendue, et serrait sous le bras à la façon d’un trésor inestimable, une miche ronde de pain noir. Razumov détourna les yeux, jaloux de la paix de cet esprit et de la sérénité de cette destinée.

On s’étonne, à lire le journal de M. Razumov, qu’il ait pu continuer sa marche au long des rues interminables, sur des trottoirs que la neige bloquait peu à peu. C’est la pensée de Haldin enfermé dans sa chambre, et le désir éperdu d’en finir avec lui, qui le poussaient. Il n’y avait, dans ses efforts, aucun motif de raison. Aussi, lorsqu’en arrivant au misérable restaurant, il apprit l’absence de Ziemianitch, l’homme aux chevaux, resta-t-il muet de stupeur.

Le garçon, jeune homme aux cheveux en désordre, vêtu d’une blouse rose et de bottes goudronnées cria, avec un ricanement stupide qui découvrait ses gencives pâles, qu’au début de l’après-midi, Ziemianitch après s’être rempli la panse, était parti avec une bouteille sous chaque bras « sans doute pour se donner du cœur en compagnie de ses chevaux », ajouta-t-il.

Le tenancier du taudis, petit homme osseux dont le caftan de drap