Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/219

Cette page n’a pas encore été corrigée

Razumov méditait sur la singulière vraisemblance de telles déductions, si manifestement à son avantage.

« Il est juste que nous fassions part à tous nos amis de ces conclusions », reprit Sophia Antonovna, d’un ton calme et décidé. Elle avait reçu la lettre depuis trois jours, mais n’avait pas écrit tout de suite à Pierre Ivanovitch, sachant devoir, en une occasion prochaine, rencontrer plusieurs militants réunis pour discuter un projet d’importance.

« J’ai pensé donner plus de poids à mes paroles, en produisant la lettre même, que j’ai maintenant dans la poche. Vous pouvez deviner combien j’ai été heureuse de vous rencontrer. »

« Elle ne m’offrira pas de me montrer la lettre », se disait Razumov. « Certainement non ! M’a-t-elle dit seulement tout ce qu’a découvert son correspondant ? » Malgré son grand désir de voir cette lettre, il sentait qu’il n’en devait pas parler.

« Mais dites-moi, je vous en prie. S’agissait-il donc là d’une sorte d’enquête ? »

« Non, non ! » protesta-t-elle. « Vous voilà encore avec cette sensibilité, qui vous rend stupide. Il n’y avait, comprenez-le, aucune piste à suivre pour une enquête, même si l’on y avait songé. La nuit totale ! C’est la raison qui incitait certaines gens à vous accueillir avec prudence. Le hasard a tout fait, hasard singulier qui a mis mon informateur en rapports avec un ouvrier fourreur intelligent, habitant de cette maison de misère. C’est une coïncidence merveilleuse. »

« Une personne pieuse », insinua Razumov avec un pâle sourire, prétendrait y voir la main de Dieu. »

« C’est ainsi qu’aurait parlé mon pauvre père ! » répondit gravement Sophia Antonovna en baissant les yeux. « Son Dieu ne l’a jamais aidé pourtant ! Il y a longtemps que Dieu ne fait plus rien pour le peuple ! En tout cas, la chose est arrangée. »

« Tout ceci serait concluant », fit Razumov, avec un accent d’impartialité réfléchie, « si l’on avait la certitude que le « jeune Monsieur » de ces gens-là, fût bien Victor Haldin. Mais avez-vous cette certitude ? »

« Oui, il n’y a pas d’erreur possible. Mon correspondant connaissait Haldin de vue, aussi bien que vous-même », affirma la femme d’un ton péremptoire.

« C’est l’homme au nez rouge, sans aucun doute », se dit Razumov, avec un renouveau d’inquiétude. Sa propre visite dans cette maudite maison avait-elle passé inaperçue ? C’était à la rigueur possible, mais