Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/213

Cette page n’a pas encore été corrigée

deviner ce que lui avait fait rencontrer le hasard d’une banale promenade ! Mais en homme bien élevé, il détourna les yeux, et s’éloigna sur l’avenue, à petits pas, en quête d’un tramway.

D’un geste, Sophia Antonovna avait congédié les deux hommes : « Laissez-moi faire ! » Le bourdonnement de la voix inarticulée s’atténuait peu à peu, et les cris aigres : « Eh bien ?… eh puis ? »… prenaient dans le lointain un son de jouet grinçant. Ils laissaient Razumov à la révolutionnaire, dont ils avaient éprouvé, en tant de circonstances, la sûre expérience. Ses yeux se fixèrent tout de suite sur le jeune homme, comme pour pénétrer la raison profonde de son explosion de colère. Cette sortie devait avoir un sens. Il n’y a pas de révolutionnaire né. La vocation se manifeste de façon troublante, brutale comme un appel soudain, entraînant tout un cortège de doutes poignants, de violences, de revendications, et suscitant un état instable de l’esprit, jusqu’au jour où l’ardeur farouche d’une conviction parfaite amène l’apaisement final. La révolutionnaire avait connu, ou parfois seulement deviné, chez des séries de jeunes gens ou de jeunes femmes, des crises émotionnelles de ce genre. Mais ce Razumov lui faisait l’effet d’un égoïste quinteux… À vrai dire, il représentait un type spécial, unique même. Jamais elle n’avait rencontré personnalité qui l’intéressât et l’intriguât autant.

« Prenez garde, Razumov, mon bon ami. Si vous continuez comme cela, vous deviendrez fou. Plein de colère contre tout le monde, et d’amertume contre vous-même, vous vous acharnez à chercher des sujets de torture. »

« C’est intolérable », fit Razumov, d’une voix haletante. « Vous admettrez qu’une telle attitude ne peut me laisser d’illusions… ; tout cela n’est pas clair… ou plutôt… seulement trop clair… »

Il fit un geste de désespoir. Ce n’était pas le courage qui lui manquait. Les relents suffocants du mensonge l’avaient pris à la gorge et l’étouffaient, la pensée d’avoir à lutter éternellement dans cette atmosphère empoisonnée, sans l’espoir de puiser jamais la moindre force nouvelle dans une bouffée d’air pur.

« Un verre d’eau fraîche, voilà ce dont vous avez besoin. » Et Sophia Antonovna jeta un coup d’œil vers la maison, par-dessus le parc, mais elle secoua la tête, et reporta son regard, à travers les barreaux de la grille sur la placidité du lac débordant. Avec un haussement d’épaule à demi-ironique, elle devait renoncer, en face de cette abondance, au remède proposé.