mental de la pensée révolutionnaire, tapie là pour y ourdir ses rêves violents de transformation. Comme si l’on pouvait transformer quelque chose ! Dans ce monde des hommes, rien ne change,… ni le bonheur, ni la misère. On ne peut que les déplacer, au prix de consciences corrompues et de vies brisées, par un jeu futile de philosophes arrogants et de badauds sanguinaires !
Ces pensées se pressaient dans la tête de Razumov, en face de la vieille révolutionnaire, de cette Sophia Antonovna respectée, écoutée, influente, dont la parole pesait d’un tel poids dans les sections « actives » des divers partis. Beaucoup mieux que le grand Pierre Ivanovitch, elle représentait le pur esprit de la révolution destructrice, dépouillé de théories, de rhétorique et de mysticisme. Tel était l’adversaire personnel que Razumov devait affronter. Il éprouvait une satisfaction triomphante à user, pour la tromper, de ses propres paroles, et ce dicton ironique s’imposait à son esprit, que le langage nous fut donné, pour cacher notre pensée. Leur conservation même illustrait de façon subtile et dédaigneuse le proverbe cynique : pour bafouer l’esprit impitoyable de la révolution, incarné dans la femme aux cheveux blancs, le jeune homme se servait de ses expressions mêmes et provoquait le froncement pensif des sourcils noirs, rapprochés par les plis perpendiculaires du front, en une ligne légèrement sinueuse, qui paraissait tracée à l’encre de Chine.
« C’est cela ! Justice rétributive. Pas de pitié ! » conclut-elle, en rompant le silence. Puis, sur un ton exalté, en phrases brèves et vibrantes :
« Écoutez mon histoire, Razumov !… » Son père était un artisan habile, mais misérable. Aucune joie n’avait illuminé son existence laborieuse. Il était mort à cinquante ans, après avoir haleté, toute sa vie, sous la main de maîtres dont la rapacité lui arrachait le prix de l’eau, du sel, de l’air même qu’il respirait, taxait la sueur de son front et réclamait le sang de ses fils. Aucune protection, aucun conseil ! Qu’est-ce que la société trouvait à lui dire ? Soumets-toi ; sois honnête ! Si tu te révoltes, je te tuerai ; si tu voles, je te jetterai en prison ! Mais si tu souffres, je n’ai rien pour toi, rien que l’aumône misérable d’une croûte de pain ; pas de consolation pour ta misère, pas de respect pour ton humanité, pas de pitié pour les douleurs de ta pauvre existence ! »
« C’est ainsi qu’il avait travaillé, souffert, et qu’il était mort. Mort à l’hôpital ! Debout, près de la fosse commune, elle pensait à cette existence de tourments, et la revoyait tout entière. Elle songeait à