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Il se jeta tout de son long sur le lit de Razumov, et appuyant sur ses yeux le dos de ses mains, il resta parfaitement immobile et silencieux. On n’entendait même pas le bruit de sa respiration. La paix morte de la chambre resta absolue, jusqu’au moment où, dans l’ombre, s’éleva la voix morne de Razumov :

« Haldin »

« Oui », fit l’autre, sans bouger, dans l’obscurité dense qui le rendait maintenant invisible.

« N’est-il pas temps pour moi de partir ? »

« Oui, frère. » La voix de Haldin résonnait comme s’il eut parlé dans un rêve, au-dessus du lit où il restait immobile, dans l’ombre. « L’heure est venue de tenter la destinée ».

Il s’arrêta, puis donna à Razumov quelques instructions, avec la voix calme et impersonnelle d’un sujet endormi. Razumov se préparait, sans un mot de réponse. Comme il quittait la chambre, la voix s’éleva du lit, à nouveau :

« Dieu soit avec toi, âme silencieuse ».

Sorti sur le palier, avec précaution, Razumov ferma la porte et mit la clef dans sa poche.


II

On croirait les paroles et les événements de cette soirée gravés à l’aide d’un instrument d’acier dans le cerveau de M. Razumov, pour qu’il ait pu, plusieurs mois après, en écrire le récit avec tant de détails et tant de précision.

Il note avec plus de minutie et d’abondance encore, les pensées qui l’assaillirent une fois dans la rue. Elles affluèrent sans doute avec une force nouvelle, pour n’être plus contenues par la présence d’Haldin, la conscience terrifiante d’un grand crime et la puissance stupéfiante d’un fanatisme exalté. En parcourant les pages du journal de M. Razumov, je dois avouer cependant que l’expression « afflux de pensées » n’est pas une image heureuse.

La description exacte, la réplique fidèle de l’état de ses sentiments seraient rendues par ces mots : « Un tumulte de pensées ». Non que ces pensées fussent nombreuses ; elles étaient, comme celles de la