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autorité lui est intolérable. Et une femme encore ! Il n’y a rien à faire sans les femmes, dit-il. Il l’a écrit. Il… »

Le jeune homme la regardait, surpris de cette subite véhémence, lorsque soudain elle se tut, et s’enfuit derrière les écuries.


III

Resté seul, Razumov se dirigea vers la porte du jardin. Mais ce jour, fertile en conversations, semblait devoir lui en ménager une encore, avant sa sortie du parc.

Il aperçut tout à coup les visiteurs attendus par Pierre Ivanovitch ; trois personnes, dont deux hommes et une femme, surgirent derrière la loge, et s’arrêtèrent brusquement, comme pour se consulter, en voyant Razumov. Après un court colloque, la femme s’effaça, en faisant, du bras, un signe aux deux hommes qui quittèrent la route ; ils s’engagèrent sur la pelouse négligée, ou plutôt sur la prairie, pour se diriger tout droit vers la maison, tandis que leur compagne restait sur le chemin, pour attendre Razumov, qu’elle avait reconnu. Lui aussi avait reconnu cette femme au premier coup d’œil. Il lui avait été présenté, à Zurich, où il s’était arrêté, en venant de Dresde, et pendant les trois jours qu’il y avait passés, ils étaient restés longuement ensemble.

Elle portait le même costume que lors de cette première rencontre. On distinguait de loin sa blouse de soie cramoisie, sa courte jupe brune, et sa ceinture de cuir. Très droite, elle avait le teint café au lait clair, et des yeux noirs brillants. Ses cheveux, presque blancs, se nouaient négligemment en une masse épaisse, sous un chapeau tyrolien poussiéreux, dont l’étoffe brune semblait avoir perdu la moitié de sa garniture.

Elle avait une expression sérieuse et grave, si grave même que Razumov se crut obligé de sourire pour l’aborder. Elle l’accueillit avec une poignée de main virile.

« Eh quoi ? Vous partez ? s’écria-t-elle. « Comment cela se fait-il, Razumov ? »

« Je m’en vais, parce que l’on ne m’a pas prié de rester », répondit Razumov, en lui rendant son étreinte, avec beaucoup moins de chaleur.