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Je vous suivrais avec joie. Je pourrais exécuter des ordres… J’ai le courage nécessaire… »

Razumov regardait attentivement les gros yeux effarés et les joues rondes, blêmes et flétries qu’agitait, près des coins de la bouche, un tremblement léger.

« Elle veut s’évader d’ici », pensa-t-il. Puis, à haute voix, et lentement : « Et si je vous avouais que je suis, en effet, engagé dans une aventure périlleuse ? »

Elle pressa le chat sur son corsage râpé avec une exclamation haletante : « Ah !… » ; puis dans un murmure : « Sous les ordres de Pierre Ivanovitch ?… »

« Non, sans Pierre Ivanovitch. »

Il lut de l’admiration dans ses yeux, et fit un effort pour sourire.

« Alors… seul ? »

Il leva sa main fermée, en dressant l’index.

« Comme ce doigt ! » fit-il.

Elle tremblait légèrement. Mais Razumov s’avisa qu’on pouvait les observer de la maison, et il sentit un grand désir de s’éloigner. La femme clignotait toujours, et levait vers lui son visage ridé, dont le regard de muette prière mendiait quelques paroles encore, un mot d’encouragement pour son dévouement famélique, grotesque et touchant.

« Est-ce que l’on peut nous voir de la maison ? » s’enquit Razumov, sur un ton de mystère.

Elle répondit sans manifester la moindre surprise. « Non, c’est impossible, à cause de cette aile des écuries. » Puis, avec une pénétration qui surprit le jeune homme :

« Mais, en regardant par les fenêtres du premier, on peut voir que vous n’avez pas encore franchi la grille. »

« Et qui s’amuserait donc à espionner par les fenêtres ? » interrogea Razumov. « Pierre Ivanovitch ? »

Elle eut un hochement de tête approbateur.

« Pourquoi se donnerait-il cette peine ? »

« Il attend quelqu’un cet après-midi. »

« Une personne que vous connaissez ? »

« Plusieurs. »

Elle avait baissé les paupières ; Razumov la regarda curieusement.

« Naturellement, vous entendez tout ce que l’on dit. »

Elle murmura, sans la moindre animosité :