Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/173

Cette page n’a pas encore été corrigée


« Peut-être vaudrait-il la peine de cultiver cette connaissance », se dit tout à coup Razumov.

Il se calmait peu à peu et pour la première fois peut-être, depuis que Victor Haldin avait pénétré dans sa chambre… et en était sorti, se pliait aux nécessités que la vie lui imposait. Il se rendait bien compte qu’il était l’objet des amabilités redoutables de la fameuse, ou trop connue… Mme de S.

Celle-ci était heureuse de découvrir en Razumov un type différent de celui des autres révolutionnaires ; elle en avait tant vu de ces membres de comités, de ces émissaires secrets, de ces professeurs vulgaires, réfugiés sans éducation, étudiants mal dégrossis, anciens savetiers aux faces d’apôtres, enthousiastes phtisiques et loqueteux, jeunes Hébreux, êtres communs de toute sorte, qui gravitaient autour de Pierre Ivanovitch. Il lui plaisait de causer avec un jeune homme de bonne mine, car elle n’était pas toujours dans une disposition mystique. La réserve de Razumov ne faisait que l’exciter à plus de volubilité. Sa conversation rapide portait toujours sur les Balkans. Elle connaissait tous les hommes d’État de cette région : Turcs, Bulgares, Monténégrins, Roumains, Grecs, Arméniens, et d’autres encore, de nationalité mal définie, jeunes et vieux, vivants et morts. On pourrait, avec quelque argent, fomenter une intrigue qui mettrait la Péninsule en feu et constituerait un outrage pour le sentiment national russe. On pousserait le cri d’alarme en faveur des frères abandonnés et, la nation une fois frémissante d’indignation, il suffirait de deux ou trois régiments pour déchaîner à Pétersbourg une révolution militaire et venir à bout de ces voleurs…

« Je n’ai évidemment qu’à me tenir tranquille et à écouter », se disait Razumov. « Quant à cette ignoble brute velue… » (c’est en ces termes que M. Razumov faisait mentalement allusion à l’apôtre de l’état social féministe), quant à lui, toute sa malice ne l’empêchera pas de se livrer aussi, un jour. » Razumov cessa un instant de penser. Puis, dans son esprit, se formula tristement une réflexion amère et ironique : « J’ai le don d’inspirer confiance ! » Il s’entendit pousser un rire bruyant, qui parut agir comme un coup de fouet sur la bête fardée aux yeux luisants.

« Libre à vous de rire ! » cria-t-elle de sa voix rauque. « Que voulez-vous faire d’autre ? Ces gens-là sont de vrais escrocs, et de vils escrocs, encore ! Des petits Allemands… des Holstein Gottorps ! Évidemment, on aurait de la peine à dire ce qu’ils sont et d’où ils viennent !