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féministe, maître en révolutions aussi ? Cette vieille momie peinte aux yeux impénétrables,… et ce gros homme déférent, au cou de taureau ? Qu’y avait-il entre eux ? Sorcellerie ? Fascination ? « C’est pour son argent », conclut-il. « Elle possède des millions… »

Les murs et le sol de la pièce étaient nus comme ceux d’une grange. On avait descendu et mis en service, sans même les épousseter convenablement, les quelques meubles dénichés sous les combles, rebut du mobilier abandonné par la femme du banquier. Les fenêtres sans rideaux avaient un air indigent et las. Sur d’eux d’entre elles tombaient des stores malpropres, d’un blanc jaunâtre. Le tout ne disait pas la pauvreté, mais l’avarice sordide.

La voix rauque s’éleva au-dessus du canapé, d’un ton rageur :

« Vous regardez autour de vous, Kirylo Sidorovitch ! J’ai été honteusement volée ; positivement ruinée ! »

Un rire croassant qu’elle ne semblait pas pouvoir réprimer, interrompit un instant ses paroles.

« Une âme servile se consolerait, à la pensée que le principal voleur était un grand personnage, un être quasi sacro-saint, un Grand Duc, enfin ! Non, vous ne pouvez pas vous faire une idée des voleurs que sont ces gens-là. Des voleurs fieffés ! »

Sa poitrine se soulevait, mais son bras gauche restait immuablement étendu sur le dos du fauteuil.

« Vous allez vous faire mal ! » soupira une voix profonde, qui parut, au regard surpris de Razumov, sortir des lunettes insondables de Pierre Ivanovitch, plutôt que des lèvres qui avaient à peine bougé.

« Que m’importe ? Je dis que ce sont des voleurs ! Des voleurs, des voleurs ! »

Razumov restait confondu de cette clameur soudaine, qui tenait de la plainte et du croassement, et plus encore d’une crise hystérique.

« Voleurs ! voleurs ! Vol… »

« Il n’y a pas de puissance sur terre, capable de vous voler votre génie ! » cria Pierre Ivanovitch d’une voix dominatrice, mais sans un mouvement, sans le moindre geste. Un profond silence tomba.

Razumov gardait une contenance impassible. « Que signifie cette comédie ? » se demandait-il.

Au même instant, il entendit un coup frappé contre une porte située derrière son dos, et il vit entrer rapidement la dame de compagnie ; vêtue d’une jupe noire râpée et d’une blouse élimée, elle marchait sur les talons et portait à deux mains un gros samovar russe,