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La fixité luisante du regard aux lunettes sombres donnait aux traits de Pierre Ivanovitch un air de si parfaite conviction que Razumov eut, devant la porte fermée, un brusque mouvement de recul.

« Intuition ; lumière ? » balbutia-t-il. « Est-ce d’une sorte de lecture de pensée que vous voulez parler ? »

Pierre Ivanovitch parut scandalisé de cette idée.

« Oh non ! c’est quelque chose d’absolument différent », répliqua-t-il, avec un léger sourire apitoyé.

Razumov commençait à sentir monter en lui une irritation bien involontaire.

« Voilà qui est bien mystérieux ! » grommela-t-il, entre ses dents.

« Vous ne voyez pourtant pas d’objection à ce que l’on vous comprenne et à ce que l’on vous dirige ? » interrogea le grand féministe.

Razumov eut une explosion de colère.

« Dans quel sens ? » fit-il d’une voix sourde. « Comprenez donc que je suis un homme sérieux. Pour qui me prenez-vous ? »

Les deux hommes se regardaient en face. La colère de Razumov fut calmée par l’impénétrable fixité des verres bleus qui défiaient son regard, et Pierre Ivanovitch finit par se décider à tourner le bouton.

« Vous allez le savoir tout de suite », fit-il en ouvrant la porte, tandis que, dans la pièce s’élevait une voix rude et basse :

« Enfin ! Vous voilà ! »

« Oui, me voici », lança Pierre Ivanovitch d’un ton cordial, où perçait une nuance de satisfaction ; il était resté sur le seuil de la porte, dont sa masse noire masquait la lumière.

Puis, jetant par-dessus l’épaule, un coup d’œil sur Razumov, qui attendait de le voir avancer :

« Et je vous amène un conspirateur éprouvé. Un vrai, celui-là ! »

Cette halte devant la porte donna au « conspirateur éprouvé » le temps d’effacer de ses traits la curiosité rageuse et le dégoût intime qu’ils auraient pu trahir. Les expressions même que j’emploie ici se trouvent consignées en des lignes dont on ne saurait guère suspecter la sincérité. Le journal de M. Razumov ne pouvait être destiné à personne qu’à son auteur. Sa rédaction ne répondait pas, à mon sens, à l’étrange besoin d’épanchement propre aux hommes qui mènent une vie secrète, et par où s’explique, dans tous les complots et conspirations de l’histoire, l’existence de « documents compromettants ». M. Razumov s’adressait, me semble-t-il, à son journal, comme un homme s’adresse à son miroir, avec étonnement, et parfois