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sujet ? » fit-il en libérant doucement son bras et en s’écartant légèrement de Pierre Ivanovitch pour poursuivre la lente promenade. Ce n’était pas, ajouta-t-il, avec des charretées de mots et de théories que l’on comblerait cet abîme. Point n’était besoin de méditations. Seul, le sacrifice de vies nombreuses pourrait… Il se tut sans achever sa phrase.

Pierre Ivanovitch inclina lentement sa grosse tête velue. Puis, au bout d’un instant, il proposa au jeune homme de rentrer, pour voir si Mme de S. pouvait les recevoir.

« Nous prendrons le thé », dit-il, en hâtant le pas, pour sortir de la triste allée d’ombre.

La dame de compagnie guettait la venue des deux hommes, qui virent, en tournant l’angle de la maison, sa jupe sombre s’envoler sous la porte d’entrée ; elle s’était sauvée quelque part et avait disparu lorsqu’ils pénétrèrent dans le vestibule. Dans la lumière crue, qui tombait à travers la poussière d’un plafond vitré sur la mosaïque blanche et noire d’un sol maculé de boue, leurs pas résonnaient faiblement. Le grand féministe passa devant son compagnon pour monter l’escalier. Sur la balustrade du premier étage était posé, le bord en l’air, un grand chapeau brillant ; au milieu du palier s’ouvrait la double porte du salon, hanté, disait-on, par les esprits évoqués, et fréquenté sans doute par des révolutionnaires en exil. La peinture craquelée des panneaux blancs, l’or terni des moulures ne laissaient imaginer à l’intérieur que poussière et vide. Avant de tourner le bouton de cuivre massif, Pierre Ivanovitch lança à son jeune compagnon un regard significatif, à demi-critique et à demi-implorant.

« Personne n’est parfait », murmura-t-il discrètement, comme le possesseur d’un bijou de prix avertit le profane, avant d’ouvrir l’écrin, qu’il n’y a peut-être pas de gemme sans défaut.

Il garda si longtemps la main sur le bouton de la porte, que Razumov finit par approuver sa réflexion d’un « Non » morose.

« La perfection même n’aurait pas une telle valeur », poursuivit Pierre Ivanovitch, « dans un monde auquel elle n’est pas destinée. Mais vous allez vous trouver en présence d’un esprit… je dis mal : de la quintessence de l’esprit féminin, dont l’irrésistible et lumineuse sympathie saura comprendre toutes les perplexités qui peuvent vous tourmenter. Rien ne pourrait rester obscur pour cette intuition inspirée, oui, c’est bien le mot, inspirée pour cette véritable lumière de la nature féminine. »