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l’allée d’un bout à l’autre. Silencieux aussi, Razumov levait de temps en temps les yeux sur le dos de la maison. Rien ne semblait indiquer qu’elle fût habitée. Ses murs lépreux, souillés par les intempéries, et ses fenêtres aux volets clos du haut en bas, lui donnaient un aspect d’humidité, de tristesse et d’abandon. On la voyait très bien livrée à quelque fantôme traditionnel et banal, qui l’aurait troublée de ses plaintes et de ses gémissements. Mais les ombres qu’à en croire la rumeur publique, Mme de S. évoquait avec des hommes État, des diplomates et des députés de divers Parlements européens, devaient être d’une autre nature. Razumov n’avait jamais vu la dame que dans son landau.

Pierre Ivanovitch sortit de sa rêverie.

« Il y a deux choses que je puis vous dire tout de suite. D’abord, je ne crois pas que l’on voie jamais sortir de la lie d’un peuple ni un chef, ni aucune action décisive. Maintenant, si vous me demandez ce que j’entends par la lie d’un peuple, hum !… ; ce serait trop long à expliquer. Vous seriez surpris de la variété des éléments qui, à mon sens, constituent cette lie, des éléments qui devraient, et doivent rester au fond du vase. D’ailleurs une telle affirmation pourrait prêter matière à discussion. Au moins puis-je vous dire ce qui ne fait pas partie de la lie et, sur ce point, il est impossible que nous ne soyons pas d’accord. Les paysans, dans un peuple, n’appartiennent pas à la lie, pas plus que les classes élevées, la noblesse, si vous voulez. Songez à cela, Kirylo Sidorovitch, vous que je crois porté à la réflexion. Tout ce qui, dans un peuple, n’est pas naturel, tout ce qu’il n’a pas acquis de naissance ou au cours de son développement, n’est que boue. L’intelligence mal placée, de la boue ! Les doctrines étrangères : de la boue, de la lie ! Et voici la seconde pensée que je veux proposer à votre méditation : il y a pour nous, en ce moment, un abîme creusé entre le présent et l’avenir, un abîme que ne peut nous faire franchir aucun libéralisme étranger. Toute tentative dans ce sens n’est que folie ou tromperie. On ne peut franchir un tel abîme ! Il faut le combler ! »

Une sorte de jovialité sinistre perçait sous les accents du gros féministe. Il saisit le bras de Razumov au-dessus du coude, pour le secouer légèrement.

« Comprenez-vous, énigmatique jeune homme ? Il faut le combler ! »

Razumov gardait une contenance impassible.

« Ne croyez-vous pas que j’aie fait mieux que de méditer sur ce