« Je crois que vous faites erreur, Pierre Ivanovitch. Si j’étais vraiment un homme extraordinaire, je ne serais pas ici ; je ne me promènerais pas avec vous dans un jardin suisse du canton de Genève, de la commune de… Comment s’appelle donc la commune dont dépend cette propriété ?… Peu importe ! elle est située au cœur de la démocratie en tout cas, cœur bien digne de la démocratie, gros comme un pois chiche et sans plus de valeur. Je n’ai rien de plus extraordinaire que les autres Russes, exilés comme moi sur une terre étrangère.
Mais Pierre Ivanovitch protesta avec véhémence :
« Non, non ! vous n’êtes pas un homme ordinaire ! J’ai quelque expérience des Russes qui… disons… qui vivent à l’étranger. Eh bien, vous nous faites, à moi et à d’autres aussi, l’impression d’une personnalité remarquable. »
« Qu’entend-il par là ? » se demandait Razumov, en regardant en face de son compagnon, dont le visage exprimait une méditation profonde.
« Vous pensez bien, Kirylo Sidorovitch, que les différents cercles traversés par vous avant de venir ici m’ont fourni des renseignements sur votre compte. On m’a écrit. »
« Oh, nous sommes forts pour parler les uns des autres », lança Razumov qui écoutait son compagnon avec une attention soutenue. « Bavardages, racontars, soupçons, tout cela, nous savons en user à la perfection. La calomnie même… ! »
En se permettant cette sortie, Razumov réussit à masquer le sentiment d’angoisse qui l’étreignait. Il se disait bien qu’il n’y avait pas pour lui de motif plausible d’anxiété, mais il n’en fut pas moins soulagé par l’évidente sincérité de Pierre Ivanovitch.
« Ciel ! » protesta le gros homme. « Que dites-vous là ? Et quelle raison pouvez-vous avoir, vous ?… »
L’illustre exilé leva les bras, comme si les paroles lui avaient fait défaut pour exprimer sa pensée. Rassuré, le jeune homme ne s’en sentit que plus porté à poursuivre sur le même ton :
« Oui ! Je parle de ces plantes empoisonnées qui prospèrent dans le monde des conspirateurs, comme des champignons vénéneux dans une cave obscure. »
« Voilà des accusations », protesta Pierre Ivanovitch, « qui du moins en ce qui vous concerne… »
« Non ! » interrompit froidement Razumov, « je ne lance point d’accusations, mais mieux vaut ne nourrir aucune illusion. »