Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/158

Cette page n’a pas encore été corrigée


Razumov sentit, à cette pensée, un léger frisson courir le long de son dos. Ce n’était pas de la crainte, non certes, pas de la crainte pour lui-même, mais une sorte d’appréhension à l’endroit d’une autre personne, d’une personne qu’il aurait connue sans pouvoir la désigner par son nom. Il se souvint pourtant du train attendu par le trop complaisant Anglais, et cette pensée le rassura un instant. Comment le croire capable de perdre ainsi son temps ? C’était absurde, et il était inutile de se retourner pour constater son départ.

Mais que pouvait vouloir dire cet homme avec ses racontars fantastiques de journal et de vieille folle, se demanda-t-il tout à coup. Il avait fait preuve, en tout cas, d’une odieuse indiscrétion, dont seul un Anglais pouvait se montrer capable. Tout cela, c’était une manière d’amusement pour lui ; c’était un jeu, le jeu de la révolution, qu’il contemplait du haut de sa supériorité. Et que pouvait-il bien insinuer avec son exclamation : « La vérité est-elle donc impossible à dire ? »

Razumov pressa ses bras croisés contre la balustrade de pierre, et se pencha très loin : « La vérité ! Dire la vérité à cette vieille folle, « à cette mère de… »

Le jeune homme frissonna de nouveau. Oui, il pourrait avouer la vérité ! Évidemment c’était possible. La vérité toute nue ! On l’en remercierait même, pensait-il, en formulant cyniquement les paroles indicibles. « On se pendrait, sans doute, de gratitude, à mon cou », ricanait-il. Mais il ne persista pas dans cette attitude ; il éprouva tout à coup une tristesse profonde, comme si, brusquement, son cœur s’était vidé. « Eh bien, soyons prudent », conclut-il, revenu à lui-même comme au sortir d’un rêve. « Il n’y a chose ni personne trop insignifiante ou trop absurde pour être méprisée », songeait-il avec lassitude. « Il faut être prudent ».

Razumov repoussa des mains la balustrade ; il revint sur ses pas et traversa à nouveau le pont pour gagner tout droit son logis où, pendant quelques jours, il mena une existence solitaire et recluse. Il n’alla voir ni Pierre Ivanovitch, près duquel l’avait accrédité le groupe de Stuttgart, ni les réfugiés révolutionnaires auxquels il avait été présenté dès son arrivée. Il restait entièrement à l’écart du monde, tout en se rendant compte de ce qu’une telle conduite pouvait causer de surprise, éveiller de soupçons et constituer pour lui de danger.

Cela ne veut pas dire pourtant que pendant ces quelques jours il ne sortit jamais ; je le rencontrai plusieurs fois dans les rues, mais