Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/154

Cette page n’a pas encore été corrigée

russes (je ne sais plus maintenant lequel) se réunissait dans cette ville. C’est là qu’il avait pris contact avec l’œuvre active des révolutionnaires, en dehors de la Russie.

« Je n’avais jamais été à l’étranger auparavant », m’expliqua-t-il d’une voix maintenant apaisée. Puis après une légère hésitation, tout à fait différente de l’incertitude douloureuse, éveillée en lui par ma question si simple sur « ses intentions de séjour à Genève », il me fit un aveu inattendu :

« Le fait est qu’on m’a chargé d’une sorte de mission. »

« Une mission qui vous fera rester à Genève ? »

« Oui… ici. Dans cette odieuse… »

Je fus heureux de deviner que cette mission avait quelque chose à voir avec la personne du grand Pierre Ivanovitch. Mais je gardai, on le comprend, cette conclusion pour moi-même, et M. Razumov resta un long moment sans rien dire. C’est seulement aux abords du pont vers lequel nous nous dirigions, qu’il desserra brusquement les lèvres :

« Croyez-vous que je puisse trouver quelque part ce fameux article ? »

Je dus réfléchir un instant pour comprendre à quel article il faisait allusion.

« Vous le verrez reproduit en partie dans les journaux locaux dont il existe des collections en divers endroits. Je me souviens d’avoir laissé le numéro de mon journal anglais chez Mme Haldin, au lendemain du jour où je l’avais reçu. Et j’ai été bien navré de le voir, pendant des semaines sur la table, près de la chaise de cette pauvre mère. Puis il a disparu, à mon grand soulagement, comme vous pouvez le croire. »

Il s’était arrêté court.

« Je suppose », continuai-je, « que vous aurez, ou que vous saurez trouver le temps, de voir assez fréquemment ces dames. »

Il me regarda de façon si singulière que je ne pourrais guère définir la qualité de ce regard, dont la cause m’échappait totalement. De quoi souffrait-il ? me demandais-je. Quelle étrange pensée lui était venue dans la tête ? Quelle vision d’horreur, quelle image de son pays désolé s’étaient-elles présentées à son esprit ? Si c’était un souvenir concernant le sort de Victor Haldin, j’espérais de tout mon cœur qu’il saurait le garder pour lui, à jamais. J’étais, à vrai dire, si troublé, que j’essayai – Dieu me pardonne – de dissimuler mon émotion sous un sourire, et que j’affectai un ton enjoué, pour lui dire :