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et de mépris, avec une ombre d’alarme, comme s’il avait retenu son souffle pendant que je ne le voyais pas. Mais ses yeux rencontraient les miens avec un regard assez droit, et je vis pour la première fois qu’ils étaient de couleur brun clair et frangés d’épais cils noirs. Ils formaient le trait le plus jeune de son visage et n’étaient, en somme, pas de mauvais yeux… Légèrement incliné et penché en avant, le jeune homme se tenait appuyé sur sa canne. Je sentis qu’en nous laissant ensemble, Mlle Haldin avait une intention, et qu’elle profitait du hasard qui m’avait amené là, pour me donner une mission de confiance. Cette réflexion me fit adopter mon ton le plus cordial et je cherchais les paroles nécessaires pour atteindre mon but, lorsque, tout à coup, la dernière phrase de Mlle Haldin me fournit la transition cherchée :

« Non », dis-je avec une gravité que tempérait mon sourire, « non, on ne peut guère espérer que vous compreniez ! »

La lèvre rasée du jeune homme eut un frémissement, et il me répondit sur un ton d’ironie amère :

« Vous n’avez donc pas entendu, tout à l’heure, cette jeune fille me remercier d’avoir si bien compris ? »

Je le regardai fixement. Y avait-il, dans cette riposte, une raillerie cachée et inexplicable ? Non, ce n’était pas cela. On aurait pu croire à un accent de colère. Oui ! mais quelle raison avait-il de nous en vouloir ? On aurait dit qu’il n’avait pas bien dormi, depuis quelque temps. Il me semblait sentir le poids de son regard fiévreux et immobile, le regard d’un homme qui reste les yeux fixes dans la nuit, rageusement livré à des pensées désastreuses. Je sais maintenant combien ma supposition était fondée, mais je puis honnêtement affirmer avoir eu cette impression dès l’abord, impression douloureuse et singulièrement vague d’ailleurs, car c’est aujourd’hui seulement, assis à ma table, avec tous les documents en mains, que je puis la bien définir ! Mais je ne la ressentis pas moins, en ce temps de totale ignorance. J’essayai de secouer une espèce de malaise en affectant un air de familiarité, et en m’adressant au jeune homme sur un ton enjoué :

« Cette jeune fille si charmante et parfaitement admirable (vous voyez que je suis assez vieux pour ne pas craindre une parfaite liberté de langage), cette jeune fille faisait allusion à ses propres sentiments. Je suppose au moins que vous avez compris cela ? »

Il fit un mouvement si brusque qu’il chancela :

« Si j’ai compris cela ? On suppose que j’ai compris cela ? J’ai