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nerveuse et larmoyante. Mais je suis certaine que son absence temporaire de Genève ne nous empêchera pas de nous rencontrer à nouveau. »

« Ah ! vous en êtes certaine ;… cela se comprend… Mais qu’est-ce qui vous fait croire ?… »

« Je lui ai dit mon besoin d’un être, d’un compatriote, d’un compagnon de foi, vers qui je puisse aller en toute confiance, pour parler de certains sujets. »

« Je comprends ; je ne vous demande pas ce qu’il a répondu ; mais j’avoue que vous avez des raisons sérieuses de croire au retour prochain de M. Razumov. Il n’est pas venu aujourd’hui ; pourtant ? »

« Non », dit-elle, tranquillement, « pas aujourd’hui ; » et nous restâmes un instant silencieux comme des gens qui n’ont plus rien à se dire, et laissent leurs pensées s’envoler bien loin l’un de l’autre, avant de s’éloigner eux-mêmes par des chemins différents. Mlle Haldin consulta la montre qu’elle portait au poignet et fit un brusque mouvement. Elle devait avoir dépassé déjà le temps qu’elle s’accordait.

« Je n’aime pas laisser ma mère seule », murmura-t-elle en hochant là tête. « Non qu’elle soit très malade maintenant, mais je me sens toujours plus inquiète, lorsque je suis loin d’elle. »

Mme Haldin n’avait, depuis plus d’une semaine, pas fait la moindre allusion à son fils. Elle restait toujours assise dans son fauteuil, près de la fenêtre, et regardait silencieusement la triste perspective du boulevard des Philosophes. Quand elle parlait, en paroles brèves et mornes, c’était pour dire des choses indifférentes et banales.

« Pour nous qui connaissons les pensées de la pauvre âme, de telles paroles sont plus douloureuses que son silence. Mais ce silence est pénible aussi ; je puis à peine le supporter, et je n’ose pas le rompre. »

Mlle Haldin soupira et fixa un bouton de son gant qui s’était défait. Je concevais durement la rigueur de l’épreuve qu’elle subissait, épreuve dont sa cause, sa nature auraient pesé d’un poids trop lourd sur les épaules d’une jeune fille d’Occident ; mais les âmes Russes ont un singulier pouvoir de résistance à l’endroit de l’injustice et des coups de la vie ! Droite et souple dans la jaquette courte, ouverte sur la robe noire qui faisait paraître plus svelte sa silhouette et plus pâle sa figure fraîche et mate, Mlle Haldin forçait mon admiration et mon respect.

« Je ne puis rester davantage, pas un instant. Vous devriez venir voir bientôt ma mère. Vous savez qu’elle vous appelle l’ami. C’est