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« Et vous croyez que c’est un de ces hommes-là ? »

« Non, je ne puis dire cela ; comment pourrais-je le juger aussi vite ? Vous m’avez demandé mon impression ; je vous la donne. Je… je… ne connais ni le monde ni les hommes. J’ai trop vécu dans la solitude ; je suis trop jeune pour me fier à ma propre impression. »

« Fiez-vous à votre instinct », conseillai-je. « C’est ainsi que font la plupart des femmes et elles ne se trompent pas plus que les hommes. Au moins avez-vous la lettre de votre frère pour vous guider. »

Elle eut une aspiration profonde, comme un soupir léger.

« Des existences pures, généreuses et solitaires », fit-elle à voix basse en un murmure discret et pensif, que je perçus nettement cependant.

« C’est un grand éloge », suggérai-je.

« Le plus grand de tous les éloges. »

« Si grand qu’il ne paraît guère, comme une promesse de bonheur, s’adresser qu’à la fin d’une vie. Pourtant un personnage banal ou tout à fait indigne n’aurait pu mériter une louange aussi excessive et une telle confiance. »

« Ah ! », interrompit-elle impétueusement, « si vous aviez pu connaître le cœur d’où sortait ce jugement ! »

Elle n’insista pas et, pendant un instant, je réfléchis au sens des paroles qui devaient évidemment guider les sentiments de la jeune fille en faveur de son compatriote. Ces paroles n’avaient rien d’une louange banale. Elles restaient imprécises pour mon esprit et mon jugement d’Occidental, mais il ne faut pas oublier qu’aux côtés de Mlle Haldin j’étais comme un voyageur en pays étranger. Il m’apparaissait clairement aussi que la jeune fille répugnait à me conter dans ses détails la partie essentielle de sa visite au Château Borel. Mais je n’en étais nullement blessé, et je me rendais compte que ce n’était point là manque de confiance à mon égard. Il y avait une autre difficulté, une difficulté dont je ne pouvais me froisser. Et c’est sans l’ombre d’acrimonie que je répliquai :

« Fort bien ! Mais dans ce domaine élevé que je ne veux pas discuter avec vous, vous aviez dû, comme nous le ferions tous en de telles circonstances, vous faire une image, une représentation mentale de cet ami exceptionnel, et je voudrais savoir si vous n’avez pas été déçue ? »

« Comment l’entendez-vous ? Déçue de son aspect extérieur ? »

« Non ; je ne veux pas parler exactement de sa mine ou des traits de son visage ! »