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Mais je ne suis doué d’aucune qualité d’art et, n’ayant rien inventé du personnage de Mme de S., je sens la nécessité d’expliquer comment j’avais pu posséder, sur son compte, autant de détails.

Je tenais mes informations d’une Russe, femme d’un professeur à l’Université de Lausanne, ami dont j’ai déjà parlé. C’est elle qui me raconta l’épisode de l’histoire de Mme de S. dont je vais faire part aux lecteurs. Elle me dit, avec la certitude d’une personne sûre de ses renseignements, la cause de la fuite de Mme de S. quelques années auparavant. Ce qui avait poussé la dame à quitter la Russie, ce n’étaient ni plus ni moins que les soupçons de la police, à la suite du meurtre de l’empereur Alexandre. Ces soupçons étaient basés sur des paroles imprudentes, échappées en public, ou sur une conversation entendue dans son salon. Entendue, probablement, par un hôte, un ami peut-être, qui s’était hâté, sans doute, de jouer le rôle de dénonciateur. En tous cas les paroles surprises semblaient-elles impliquer la connaissance de l’attentat, et je crois que la dame agit sagement en n’attendant pas l’enquête sur une accusation de ce genre. Certains de mes lecteurs peuvent garder le souvenir d’un opuscule, publié à Paris sous son nom. C’étaient des pages de violence mystique et déclamatoire, effroyablement décousues, où elle avouait à demi une connaissance anticipée du meurtre ; elle attribuait, il est vrai, à cette connaissance une origine surnaturelle, et insinuait, avec des considérations venimeuses, qu’il ne fallait pas chercher le coupable parmi les terroristes, mais parmi les fauteurs d’une intrigue de palais. Je faisais observer, à ce propos, à mon amie, la femme du professeur, que l’existence de Mme de S., avec sa diplomatie privée, ses intrigues, ses procès, ses faveurs, ses disgrâces, ses expulsions et son atmosphère de scandales, d’occultisme et de charlatanisme, eût été mieux faite pour le XVIIIe siècle que pour les conditions de notre temps. Elle m’approuva en souriant, mais reprit, un moment après, d’un ton pensif : « Charlatanisme ? oui ; jusqu’à un certain point. Pourtant, les temps sont changés. Il y a aujourd’hui des forces que l’on ne connaissait pas au XVIIIe siècle. Je ne suis pas éloignée de la juger plus dangereuse qu’un Anglais ne voudrait le croire. Et qui mieux est, il y a des gens chez nous qui la considèrent comme vraiment redoutable. »

« Chez nous », cela signifiait, dans ce cas, la Russie en général et la police politique russe en particulier.

C’est pour présenter au lecteur cette réflexion de mon amie, la femme du professeur, que j’ai ouvert cette parenthèse et abandonné