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me convaincs qu’une femme de votre espèce, ne gênerait en rien l’éclosion de sa pensée. »

Mlle Haldin jugea inutile de protester contre toutes ces présomptions.

« Mais cet homme, cet ouvrier, est-il mort entre vos bras ? » reprit-elle, après un court silence.

La dame de compagnie ne répondit pas tout de suite, l’oreille tendue vers les étages supérieurs où l’on entendait maintenant deux voix alterner avec quelque animation. Lorsque les éclats de la discussion se furent apaisés, pour faire place à un murmure indistinct, elle se tourna vers Mlle Haldin.

« Oui, il est mort, mais pas, comme vous pourriez le croire, à proprement parler entre mes bras. En fait, je dormais lorsqu’il rendit le dernier soupir. Si bien que je ne puis dire avoir jamais vu mourir personne. Quelques jours avant la fin, des jeunes gens nous avaient découverts dans notre extrême misère. C’étaient des révolutionnaires, vous le pensez bien. Il aurait dû avoir confiance dans ses amis politiques, à sa sortie de prison. On l’aimait et on le respectait auparavant ; personne n’aurait songé à lui reprocher des aveux arrachés par la police. Nous savons tous comment ils s’y prennent, et l’homme le plus fort a ses moments de faiblesse devant la douleur. La faim seule ne suffit-elle pas à donner de singulières idées sur ce qu’il convient de faire ? On appela un médecin ; on améliora notre sort physique, mais tout cela ne pouvait pas le consoler, le pauvre ! Je vous assure, Mlle Haldin, qu’il était digne d’être aimé !… Mais je n’avais plus la force de pleurer, à moitié morte moi-même ! Heureusement il y eut de braves cœurs, pour prendre soin de moi. On trouva une robe pour dissimuler ma nudité ;… je vous le répète, je n’étais pas décente… ; et après un certain temps les révolutionnaires me placèrent comme institutrice dans une famille juive qui partait pour l’étranger. Naturellement, je pouvais me charger de l’instruction des enfants ; j’eus à leur faire achever la sixième ; mais le véritable but que l’on se proposait, c’était de me faire emporter, par de là la frontière, des papiers importants. On me confia un paquet que je gardais sur mon cœur. Les gendarmes de la gare ne pouvaient guère soupçonner une gouvernante de famille juive, empressée auprès des trois enfants. Je crois que ces Hébreux ne se doutaient pas non plus de ma mission, car je leur avais été présentée, de façon détournée, par des personnes qui n’appartenaient pas au monde révolutionnaire, et l’on m’avait conseillé d’accepter