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des Finances ? J’embrassai mes parents sur les deux joues et je les quittai pour habiter des caves, avec les prolétaires. J’essayai de me rendre utile aux désespérés. Vous comprenez ce que je veux dire, je pense ? Je parle des gens qui n’ont aucun refuge, rien à attendre de la vie ? Comprenez-vous l’horreur de cette pensée ?… rien à attendre de la vie !… C’est en Russie seulement, me paraît-il parfois, que l’on peut trouver de telles gens et atteindre à une telle profondeur de misère. Eh bien ! je me plongeai dans cette misère, et je m’aperçus – le croiriez-vous ? – qu’il n’y a pas grand’chose à faire chez ces gens là ! Non vraiment ! aussi longtemps au moins qu’on trouvera sur son chemin des Ministères des Finances, et des ironies atroces de ce genre. Je crois que je serais devenue folle, rien qu’à tenter de lutter contre la vermine, sans un certain homme. C’est encore mon amie, mon initiatrice, la pauvre sainte marchande de pommes, qui me mit sur son chemin par hasard. Un soir, très tard, elle vint me chercher, de son allure tranquille. Je la suivais où elle voulait me conduire : j’avais à cette époque remis entièrement ma vie entre ses mains et, sans elle, mon esprit aurait sombré misérablement. L’homme était un jeune ouvrier, un lithographe, compromis dans l’affaire des traités de tempérance ; vous devez vous en souvenir. On avait, à cette occasion, jeté beaucoup de gens en prison. Le Ministère des Finances encore ! Où serait-il, si les pauvres cessaient de se muer en brutes, sous l’empire de la boisson ? Ma parole, on croirait que ces Finances et tout le reste sont une invention du diable. Mais hélas, il n’est pas nécessaire d’attribuer au mal une source surnaturelle ! les hommes, à eux seuls, sont bien capables de toutes les vilenies ! Les Finances, vraiment ! »

La haine et le mépris éclataient dans son expression du mot « Finances », mais elle ne cessait pas de caresser doucement le chat qui reposait dans ses bras. Elle leva même les mains et inclina la tête pour frotter sa joue contre la fourrure de l’animal, qui accepta cette caresse, avec l’indifférence parfaite, si caractéristique de son espèce. Puis elle regarda Mlle Haldin, en s’excusant une fois de plus de ne pas la faire monter auprès de Mme de S. On ne pouvait interrompre le colloque. Mais le journaliste descendrait bientôt et, ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était d’attendre dans le vestibule ; d’ailleurs toutes les chambres (elle eût un regard circulaire sur les nombreuses portes), toutes ces chambres du rez-de-chaussée étaient vides de meubles.

« Vraiment, je n’ai pas une chaise à vous offrir », continua-t-elle, «