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« N’êtes-vous donc plus républicaine, maintenant ? »

« Quand on a écrit pendant deux ans sous la dictée de Pierre Ivanovitch, il est bien difficile d’être encore quelque chose ! Il faut d’abord rester assise dans une immobilité parfaite, le plus petit mouvement mettant en fuite les idées du maître ! À peine ose-t-on respirer ! Et quant à tousser… Dieu vous en préserve ! Pierre Ivanovitch changea la position de ma table pour l’appliquer contre le mur, parce qu’au début je ne pouvais m’empêcher, pendant les longues pauses de sa dictée, de lever les yeux et de regarder par la fenêtre ! Et c’était chose interdite ; je regardais si stupidement, prétendait-il ! Défendu plus encore de jeter les yeux par-dessus mon épaule ; il tapait du pied et rugissait : « Regardez votre papier ! » Il paraît que mon expression et mon visage le dérangeaient. Je sais en effet que je ne suis pas belle et que mon expression ne promet guère ! Il disait que mon air d’attente inintelligente l’exaspérait ! C’étaient ses propres termes… »

Mlle Haldin était indignée, mais elle reconnut n’avoir pas été tout à fait surprise.

« Est-il possible que Pierre Ivanovitch ait pu traiter une femme avec une telle grossièreté ? » s’écria-t-elle.

La dame de compagnie hocha plusieurs fois la tête, avec un air de discrétion, puis elle affirma à Mlle Haldin que tout cela lui était parfaitement indifférent. Ce qu’il y avait de plus douloureux, c’était d’assister au secret de la composition, et de voir le grand auteur des évangiles révolutionnaires chercher péniblement ses mots, comme s’il n’avait pas très bien su ce qu’il voulait dire.

« Je consens à être l’instrument aveugle d’intérêts supérieurs. Donner sa vie pour la cause, cela n’est rien. Mais voir détruire ses illusions, c’est chose presque intolérable. Je n’exagère pas, je vous l’affirme », insista-t-elle ; « il me semblait sentir ma foi se glacer en moi, et cela d’autant plus que, lorsque nous travaillions en hiver, Pierre Ivanovitch qui arpentait la chambre n’avait besoin, pour se réchauffer, d’aucune chaleur artificielle. Et même dans le Midi de la France, il y a des jours de froid cruel, surtout lorsqu’il faut rester sur un siège pendant six heures de suite. Les murs de ces villas de la Riviera sont si minces ! Pierre Ivanovitch semblait ne se rendre compte de rien. Il est vrai que je réprimais mes frissons, de peur de le gêner. Je serrais les dents à en sentir mes mâchoires crispées. Dans les moments où Pierre Ivanovitch interrompait sa dictée, et ces intervalles étaient parfois fort longs, vingt minutes ou plus, il allait et venait