Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/114

Cette page n’a pas encore été corrigée

la grande porte était large ouverte ; on n’apercevait personne. Elle était entrée dans un grand vestibule, très haut de plafond et absolument vide, où s’alignaient de nombreuses portes, toutes fermées. Dans le fond débouchait un vaste escalier de pierre nue. L’effet produit sur la jeune fille était celui d’une maison abandonnée, et déconcertée par cette solitude, elle restait immobile, lorsqu’elle finit par percevoir confusément le son d’une voix qui parlait quelque part… sans trêve.

« On devait », hasardai-je, « Vous observer pendant tout ce temps-là ; il y avait sans doute des yeux ouverts. »

« Je ne crois guère que ce fût possible », répliqua-t-elle. « Je n’ai pas vu un oiseau dans le parc, pas entendu un gazouillement dans les arbres. Tout aurait paru absolument désert, si l’on n’avait entendu cette voix. »

Elle n’avait pas su en reconnaître l’idiome : Russe, Français ou Allemand. On ne distinguait pas de réponse. Il semblait que la voix eût été laissée là par les habitants au moment de leur départ, pour s’adresser aux murs nus. Elle parlait avec volubilité, et faisant une pause de temps à autre ; elle était solitaire et triste. Le temps paraissait très long à Mlle Haldin ; une invincible répugnance l’empêchait d’ouvrir une des portes du vestibule. Elle sentait l’inutilité de ce geste ; personne ne viendrait et la voix ne se tairait pas. Elle m’avoua qu’elle avait dû résister au désir de tourner le dos et de s’en aller comme elle était venue, sans avoir vu personne.

« Vraiment ? Vous avez éprouvé ce désir ? » m’écriai-je avec un ton du regret. « Il est dommage que vous n’ayez pas suivi votre impulsion. »

Elle secoua la tête.

« Quel étrange souvenir j’en aurais conservé. Ce parc désert ; ce vestibule vide ; cette voix impersonnelle, parlant sans trêve… et personne, personne, pas une âme. »

C’eût été un souvenir unique et inoffensif. Mais Mlle Haldin n’était pas fille à fuir devant une impression glaçante de solitude et de mystère. « Non, je ne me suis pas sauvée », dit-elle. « Je suis restée où j’étais, et j’ai fini par voir un être… un être si étrange ! »

Comme elle regardait la cage du large escalier, en songeant que la voix devait venir des étages supérieurs, son attention avait été attirée par le froufrou d’une robe. Ses yeux baissés étaient tombés sur la silhouette d’une femme, sortie sans doute par une des nombreuses