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Je pris la main qu’elle me tendait.

« Tout le monde le connaît. C’est un féministe, un révolutionnaire, un grand écrivain… si l’on veut, et… comment dire ?… le… l’hôte familier du salon mystico-révolutionnaire de Mme de S. »

Mlle Haldin passa une main sur son front.

« Il était depuis plus d’une heure déjà avec moi, quand vous êtes arrivé. J’étais si heureuse que ma mère fut couchée. Elle a bien des nuits d’insomnie, et quelquefois, au milieu du jour, elle peut reposer pendant quelques heures. C’est seulement un sommeil d’épuisement, je le sais, mais je m’en réjouis tout de même. N’étaient ces heures de repos… »

Elle me regarda, et avec cette pénétration extraordinaire qui me déconcertait, secoua la tête :

« Non ! Elle ne deviendra pas folle ! »

« Ma chère enfant ! » m’écriai-je, en manière de protestation, d’autant plus frappé que j’étais, bien au fond, loin de croire Mme Haldin tout à fait saine d’esprit.

« Vous ne savez pas quelle belle et lucide intelligence possédait ma mère, » poursuivit Mlle Haldin avec son regard clair et la simplicité calme où il me semblait voir toujours une touche d’héroïsme.

« Je suis sûr… » murmurai-je.

« J’ai fermé les rideaux dans sa chambre et je suis venue ici. Il y a si longtemps que je voulais rêver en paix. »

Elle fit une pause, puis ajouta, sans aucun accent de détresse : « C’est si difficile ! » en me regardant avec une fixité étrange, comme si elle avait attendu de ma part un geste de dénégation ou de surprise.

Mais je ne fis pas ce geste, et fus irrésistiblement poussé à dire :

« Je crains que la visite de ce Monsieur n’ait pas rendu la chose plus facile. »

Mlle Haldin restait devant moi, avec une expression singulière dans les yeux.

« Je ne prétends pas comprendre absolument Pierre Ivanovitch. Il faut avoir un guide, même si on ne veut pas lui abandonner tout à fait la conduite de sa vie. Je suis une fille sans expérience, mais je ne suis pas une de ces âmes d’esclave dont il y a eu trop en Russie. Pourquoi ne l’écouterais-je pas ? Il n’y a aucun mal à laisser diriger sa pensée. Pourtant je puis vous avouer que je n’ai pas été absolument sincère avec Pierre Ivanovitch. Je ne saurais dire ce qui m’en empêchait sur le moment… »