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dire, à une réflexion qui aurait pu lui paraître obscure. Il répondit sur un ton de colère : – « C’est vrai ! Il ne voit donc pas que son patron s’est défilé ? Rien ne peut le sauver ; il est perdu ! » Nous fîmes quelques pas en silence. « Pourquoi manger toute cette boue ? » s’écria-t-il, avec une énergie d’expression tout orientale, la seule espèce d’énergie dont on trouve la moindre trace à l’est du cinquantième méridien. Je m’étonnais de la direction de ses pensées, mais je soupçonne fort, maintenant, qu’elles étaient parfaitement adéquates à son caractère ; au fond, c’est à lui seul que le pauvre Brierly devait songer. Je lui fis observer que, de notoriété publique, le capitaine du Patna avait su se garnir un nid assez douillet, et pouvait se procurer en tous lieux des moyens de fuite. Il en allait autrement avec Jim ; le Gouvernement l’hébergeait pour l’instant au Foyer Marin, et il n’avait probablement pas un sou vaillant en poche. Cela coûte gros de disparaître ! – « Ah ! vraiment ? Pas toujours ! » fit-il avec un rire amer ; puis, sur une nouvelle observation que je hasardais : « Eh bien qu’il creuse un trou de vingt pieds, et qu’il s’y terre ! Parbleu, c’est ce que je ferais, moi ! » Je ne sais pourquoi son accent m’agaçait, et je dis : – « Il y a une sorte de courage à affronter les choses comme il le fait, en sachant très bien que s’il se sauvait, personne ne se donnerait la peine de lui courir après ! » – « Laissez-moi tranquille avec votre courage ! » gronda Brierly, « ce courage-là ne sert à rien pour maintenir un homme à flot, et je m’en soucie comme de l’an quarante ! Si vous me disiez que c’est une espèce de lâcheté, de mollesse… Écoutez : je mets deux cents roupies, si vous voulez en ajouter cent, et vous engager à faire filer ce bougre-là demain matin à la première heure. C’est un gentleman ; il ne faut pas y toucher !… Il comprendra… Il le faut ! Cette infernale publicité des débats est odieuse ! Il se tient là, devant ces maudits indigènes, ces serangs, ces lascars, ces quartiers-maîtres, dont le témoignage suffirait à brûler un homme de honte. C’est abominable. Voyons, Marlow, ne trouvez-vous pas, ne sentez-vous pas que c’est abominable ? Allons, comme marin… S’il disparaissait, l’affaire tomberait d’elle-même. » Brierly prononçait ces paroles avec une exaltation bien exceptionnelle chez lui, et fit le geste de chercher son portefeuille. Je l’arrêtai en