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affaires ; et je me trouve sur le quai, avec tout mon fourniment à mes pieds, avant que les dockers aient repris leur travail. Oui, à la dérive…, à terre, après dix ans de service, avec une pauvre femme et quatre enfants, à deux mille lieues de là, qui attendaient ma demi-solde, pour avoir un morceau à se mettre sous la dent. Oui, Monsieur ! J’ai mieux aimé tout lâcher que d’entendre mal parler du capitaine Brierly. Il m’a laissé sa lunette de nuit, que voici, et m’a prié de prendre soin de son chien. Voilà l’animal. Eh bien, Rover, mon pauvre vieux, où est le capitaine ? » Le chien me lança un regard douloureux de ses yeux jaunes, jeta un aboiement désolé et se nicha sous la table.

« Ce dialogue se poursuivait, plus de deux ans après, à bord de la Reine du Feu, cette ruine de la mer dont un singulier hasard avait valu le commandement à Jones, par l’intermédiaire de Matherson, Matherson le fou, comme on l’appelait d’habitude, l’homme qui rôdait toujours à Haï-Phong, vous vous en souvenez, avant l’époque de l’occupation. Le vieux bonhomme poursuivait en larmoyant :

– « Oui, Monsieur, ici, on se souviendra toujours du capitaine Brierly, si l’on ne s’en souvient plus autre part. J’ai écrit tout au long à son père, sans en recevoir un seul mot de réponse, ni un : « Merci », ni un « Allez au diable ! » rien ! Peut-être aurait-il préféré ne rien savoir. »

« La vue de ce vieux Jones à l’œil humide qui épongeait sa tête chauve avec un mouchoir de coton rouge, le hurlement plaintif du chien, la saleté de cette cabine infestée de mouches, seul sanctuaire consacré à sa mémoire, tout cela jetait sur l’image de Brierly un voile d’émotion inexprimablement misérable ; c’était une revanche posthume du destin contre cette foi dans sa propre splendeur qui avait presque libéré sa vie des terreurs les plus légitimes. Presque ? Tout à fait, peut-être ! Qui pourrait dire quelle impression flatteuse il avait conçue de son propre suicide ?

– « Pourquoi a-t-il fait cette folie, capitaine Marlow, en avez-vous une idée ? » me demandait Jones, en serrant ses mains l’une contre l’autre. « Pourquoi ? Cela me dépasse ! » Il frappait son front bas et sillonné de rides. « Si encore il avait été pauvre, vieux, endetté ; s’il n’avait jamais réussi dans la vie, ou s’il avait été fou ! Mais il n’était pas homme à devenir fou, ah non ! Vous pouvez me croire :