Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/59

Cette page n’a pas encore été corrigée

de modifier notre route. À ce moment il piquait quatre heures ; nous sortîmes sur la passerelle, et le lieutenant nous dit, selon l’habitude, avant de descendre : « Soixante et onze au loch ! » Brierly jette un coup d’œil sur la boussole puis regarde tout autour de lui. Dans la nuit claire les étoiles brillaient comme par un soir de gelée sous les hautes latitudes. Tout à coup le capitaine me dit avec une sorte de bref soupir : – « Je vais à l’arrière et je remettrai moi-même le loch à zéro, pour qu’il n’y ait pas d’erreur possible. Encore trente-deux milles dans cette direction et vous serez parés. Voyons : la correction du loch est de six pour cent en plus ; alors disons trente encore au cadran, et vous pourrez venir tout de suite de vingt degrés à tribord. Inutile de faire du chemin de trop, n’est-ce pas ? » Je ne l’avais jamais entendu en dire si long d’un coup, et cela sans raison apparente. Je ne répondis pas. Il descendit l’échelle et le chien qui marchait toujours sur ses talons, nuit et jour, dès qu’il faisait un pas, le suivit en se laissant glisser, le nez en avant. J’entendais les talons du capitaine sur l’arrière : tap… tap… tap… ; il s’arrêta pour parler à son chien : – « Là-haut, Rover :… sur la passerelle, mon vieux ! » Puis il m’appela dans l’ombre : « Voulez-vous enfermer ce chien dans la chambre de veille, monsieur Jones ? »

– « C’est la dernière fois que j’entendis sa voix, capitaine Marlow. Ce sont les dernières paroles qu’il ait prononcées en présence d’un être humain, Monsieur ! » À ce moment, la voix du vieux marin se faisait toute tremblante. « Il avait peur que la pauvre bête ne sautât derrière lui, comprenez-vous ? » poursuivait-il en chevrotant. « Oui, capitaine Marlow… Il arrangea le loch pour moi ; il… le croiriez-vous… ? Il y mit même une goutte d’huile. La burette était encore tout près, où il l’avait laissée. À cinq heures et demie, le quartier-maître montait le tuyau à l’arrière pour laver le pont ; mais le voilà qui lâche tout à coup sa besogne et qui accourt vers moi. – « Voulez-vous venir là-bas, monsieur Jones », me dit-il. « Il y a quelque chose de drôle… Je ne voudrais pas y toucher. » C’était le chronomètre d’or du capitaine Brierly, soigneusement attaché par la chaîne au bastingage. »

– « Dès que mes yeux tombèrent sur la montre, quelque