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pour son capitaine que je n’avais vu l’être aucun officier, avait les larmes aux yeux en me racontant l’histoire. Un matin, en montant sur le pont, il avait trouvé Brierly en train d’écrire dans la chambre de veille. – « Il n’était que quatre heures moins dix », me disait-il, « et le second quart n’était pas encore terminé. Il m’entendit parler sur le pont au second lieutenant et m’appela. Cela m’ennuyait d’y aller, ma parole ! Je ne pouvais pas souffrir le pauvre capitaine Brierly, je l’avoue à ma honte, capitaine Marlow ; on ne sait jamais de quoi un homme est fait. Il avait passé, dans ses promotions, par-dessus trop de têtes, sans compter la mienne, et il avait une maudite façon de vous faire sentir tout petit, rien que par sa façon de vous dire bonjour ! Je ne lui adressais jamais la parole en dehors du service, et là même, tout ce que je pouvais faire, c’était de me montrer poli » (le vieux se vantait, en l’espèce, et je me suis toujours demandé comment Brierly avait pu s’accommoder de son attitude pendant plus de la moitié d’une traversée). – « J’ai femme et enfants », poursuivait-il, « et j’étais resté dix ans à la Compagnie, attendant toujours le premier commandement, imbécile que j’étais ! Donc, mon Brierly me dit comme ceci : – « Venez ici, monsieur Jones », sur ce ton protecteur qu’il affectait. « Venez ici, monsieur Jones. » J’entrai. – « Nous allons marquer notre position », dit-il, en se penchant sur la carte, une paire de compas à la main. D’après les ordres, c’est l’officier de service qui aurait dû s’acquitter de ce soin à la fin de son quart. Mais je ne dis rien et le laissai consigner la position du navire avec une petite croix près de laquelle il inscrivit la date et l’heure. Je le vois encore, traçant ses caractères déliés : dix-sept, huit, quatre heures du matin. L’année était inscrite à l’encre rouge au sommet de la carte. Le capitaine Brierly ne se servait jamais plus d’un an de ses cartes. J’ai encore celle-là. La chose faite, il reste un instant debout, regardant avec un sourire le point qu’il vient de marquer, puis levant les yeux vers moi :

« Encore trente-deux milles dans cette direction », me dit-il, « et nous serons bons ; vous pourrez laisser porter de vingt-deux degrés au Sud. »

– « Nous passions, à ce voyage-là, au large du Banc d’Hector. Je répondis : – « Très bien, Monsieur », en me demandant pourquoi il faisait tant d’embarras, puisque, de toute façon, je devais le prévenir avant