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aucune aide sérieuse des gens qui nous coudoient à droite et à gauche. Il y a des hommes, évidemment, pour qui la vie ressemble à cette fin de dîner, agrémentée d’un bon cigare, pour qui elle est facile, douce, vide, tout au plus animée parfois par quelque lutte imaginaire, oubliée avant que l’histoire en soit achevée, avant que la fin en soit connue… s’il y a jamais une fin à connaître.

« C’est au cours de l’enquête que mes yeux rencontrèrent les siens pour la première fois. Vous saurez que tout ce qui tenait de près ou de loin à la mer était à l’audience, parce que l’affaire était notoire depuis des jours, depuis ce mystérieux message câblé d’Aden qui avait soulevé tous les caquetages. Je dis mystérieux parce qu’il comportait une part de mystère, bien qu’il affirmât un fait tout nu, aussi nu et aussi vilain qu’un fait puisse l’être. Personne ne parlait plus que de cela. Le matin quand je m’habillais dans ma cabine, le premier bruit qui me frappait les oreilles, c’était la voix de mon Parsi Dubash, jacassant avec le steward sur l’affaire du Patna, devant une tasse de thé que, par faveur spéciale, on lui donnait à l’office. À peine descendu à terre, je rencontrais une connaissance qui m’abordait en disant :

« Avez-vous jamais rien vu pour enfoncer cela ? », et, selon sa nature, l’homme souriait cyniquement, prenait une mine contrite, ou lâchait quelques jurons. Des gens totalement étrangers l’un à l’autre s’accostaient familièrement, dans le simple but de se soulager l’esprit sur le sujet, et l’affaire était prétexte pour les maudits badauds de la ville à des beuveries copieuses ; on vous en rebattait les oreilles dans les bureaux du port, chez tous les courtiers maritimes et chez les affréteurs ; les blancs, les métis, les indigènes, jusqu’aux bateliers à demi nus, accroupis sur les marches de pierre que vous montiez, tout le monde en parlait, par Jupiter ! L’affaire soulevait quelque indignation, beaucoup de plaisanteries, mais surtout des discussions sans fin sur leur sort, vous comprenez. Ceci pendant deux semaines ou plus, et l’opinion commençait à prévaloir que le mystère pourrait bien, en définitive, se corser de tragédie, lorsque me trouvant un beau matin, devant le perron et dans l’ombre des bureaux du port, j’aperçus quatre hommes qui s’avançaient vers moi le long du quai. Je me demandai un instant d’où sortait ce singulier

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