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seigneur blanc demeurèrent toujours mystérieuses à leurs yeux. Même pour ces esprits simples, le pauvre Jim reste dans l’ombre d’un nuage.

« Seul, immense, désolé, ses deux pistolets de pierre sur les genoux, Doramin était assis dans son fauteuil, en face de la morne assemblée. Quand Jim parut, des exclamations retentirent ; toutes les têtes se tournèrent d’un seul coup ; la foule s’ouvrit à droite et à gauche, et il s’avança le long d’un chemin de regards détournés. Des murmures, des chuchotements l’accompagnaient : – « C’est lui qui a tramé tout le mal… » – « Il possède un charme… » Il entendait… peut-être !

« Quand il parut dans le cercle de lumière des torches, les lamentations des femmes cessèrent subitement. Doramin ne leva pas la tête, et Jim resta un instant silencieux devant lui. Puis, regardant à sa gauche, il marcha de ce côté, à pas mesuré. La mère de Dain Waris était prosternée à la tête du cadavre, et ses cheveux gris épars couvraient son visage. Jim s’avança lentement, regarda le corps de son ami, en soulevant le linceul, puis le laissa retomber, sans un mot. Il revint doucement vers Doramin.

– « Il est venu ! Il est venu ! » ce murmure qui courait sur les lèvres des assistants accompagnait ses pas. – « Il a tout pris sur sa tête ! » lança une voix très haute. Jim entendit ces mots et se retourna vers la foule. – « Oui, sur ma tête ! » Quelques-uns des hommes reculèrent. Jim attendit un instant devant Doramin, puis dit doucement : – « Je suis venu dans l’affliction. » Il attendit de nouveau. « Je suis venu tout prêt et sans armes », reprit-il.

« Le pesant vieillard pencha son gros front, comme un bœuf sous le joug, et fit un effort pour se lever, en saisissant les pistolets à pierre posés sur ses genoux. De sa gorge sortaient des sons mouillés, étranglés, inhumains, et ses deux serviteurs le soutenaient par derrière. On remarqua que l’anneau, qu’il avait laissé choir sur son giron, tomba et roula aux pieds du blanc ; le pauvre Jim abaissa les yeux sur le talisman qui lui avait ouvert la porte de la gloire, de l’amour, du succès, derrière la barrière des forêts frangées d’écume blanche, à l’intérieur de cette côte qui apparaît, sous le soleil couchant, comme le rempart même de la nuit. Doramin, luttant pour se tenir debout, formait avec ses deux