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« Le Malais qui avait conduit à Samarang Tamb’ Itam et la jeune femme assistait à la scène. Il n’était pas aussi furieux que bien d’autres, m’expliqua-t-il, mais pénétré de stupeur et d’épouvante devant la soudaineté du destin des hommes, suspendu sur leur tête comme un nuage gros de tonnerre. Lorsque le corps de Dain Waris fut découvert, sur un signe de Doramin, celui que l’on appelait souvent « l’ami du seigneur blanc », apparut inchangé, les paupières entrouvertes, comme s’il allait s’éveiller, Doramin se pencha encore un peu, comme un homme qui cherche un objet tombé à ses pieds. Ses yeux scrutaient le cadavre, pour y trouver la blessure peut-être. Elle était très petite, en plein front. Nul mot ne fut prononcé lorsqu’un des assistants s’accroupit pour ôter de la main froide et raide l’anneau d’argent qu’il tendit en silence à Doramin, mais un murmure d’effroi et d’horreur courut dans la foule à la vue de ce symbole familier. Le vieux Nakhoda le regarda, et poussa tout à coup un grand cri féroce, un hurlement de douleur et de furie, puissant comme le beuglement d’un taureau blessé, qui remplit d’épouvante les cœurs de tous les guerriers, tant il exprimait clairement, sans paroles, de colère et de peine. Un lourd silence plana un instant, pendant que quatre hommes emportaient le corps à l’écart. Ils le déposèrent sous un arbre, et aussitôt, avec un grand cri prolongé, toutes les femmes de la maison se mirent à gémir ensemble ; elles se lamentaient avec des voix aiguës ; le soleil se couchait, et, dans les intervalles des lamentations forcenées, chantaient seules les voix monotones de deux vieillards qui psalmodiaient le Coran.

« À cette heure-là, Jim, appuyé sur un affût de canon, contemplait le fleuve, en tournant le dos à sa demeure ; du seuil de la porte, la jeune femme, haletante comme si elle eût dû s’arrêter dans un furieux élan, le regardait à travers la cour. Debout à quelques pas de son maître, Tamb’ Itam attendait patiemment ce qui allait arriver. Tout à coup, Jim, qui semblait perdu dans un rêve paisible, se tourna vers lui en disant : – « Il est temps d’en finir. »

– « Tuan ? » fit Tamb’ Itam en s’avançant allègrement. Il ne voyait pas ce que son maître voulait dire, mais dès que Jim fit un mouvement, Bijou quitta sa place pour traverser la cour. Aucun des familiers de la maison n’était