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de son obstination, son âme semblait s’élever au-dessus des ruines de son existence. Elle lui criait à l’oreille : – « Il faut combattre ! » Elle ne pouvait pas comprendre. Il n’y avait rien à gagner en combattant. C’est d’une autre façon qu’il allait montrer sa puissance et vaincre sa fatale destinée. Il s’avança dans la cour, et derrière lui, les cheveux épars, le visage hagard, haletante, la jeune femme sortit en trébuchant, et s’appuya au chambranle de l’entrée. – « Ouvrez les portes », ordonna-t-il. Après quoi, se tournant vers ceux de ses hommes qui étaient restés dans la cour, il leur donna la permission de rentrer chez eux. – « Pour combien de temps, Tuan ? » demanda timidement l’un d’eux. – « Pour toujours », répondit-il d’un ton morne.

« Un grand silence était tombé sur la ville, après l’explosion de pleurs et de lamentations qui avait passé sur le fleuve, comme une rafale de vent sortie d’un abîme ouvert de douleur. Mais de sourdes rumeurs volaient, en remplissant les cœurs de consternation et d’horribles doutes. Les bandits allaient revenir, en ramenant une foule de leurs acolytes sur un grand navire, et il n’y aurait plus de refuge pour personne dans le pays. Une impression d’insécurité totale envahissait les esprits, comme au cours d’un tremblement de terre, et les hommes se chuchotaient leurs soupçons en se regardant, comme s’ils se fussent trouvés en face de quelque effroyable présage.

« Le soleil s’abaissait au-dessus des forêts, lorsqu’on rapporta au campong de Doramin le corps de Dain Waris. Quatre hommes portaient le cadavre, pieusement recouvert d’un linceul blanc que la vieille mère avait envoyé à la porte, pour le retour de son fils. On le posa aux pieds de Doramin et le vieillard resta longtemps immobile, les yeux baissés, une main sur chaque genou. Les branches des palmiers se balançaient mollement, et les feuilles des arbres fruitiers s’agitaient au-dessus de sa tête. Armés de pied en cap, les hommes de sa tribu étaient là jusqu’au dernier, quand le vieux Nakhoda finit par lever les yeux. Son regard passa lentement sur la foule, comme s’il eût cherchér un visage absent, puis son menton retomba contre sa poitrine. La rumeur d’une nombreuse assemblée se mêlait au frémissement léger de la verdure.