Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/347

Cette page n’a pas encore été corrigée

plus tard, une chaloupe blanche fut recueillie, dans l’océan Indien, par un vapeur de commerce. Deux squelettes au visage jaune parcheminé, et aux yeux vitreux, reconnaissaient l’autorité d’un troisième spectre, qui déclara se nommer Brown. Sa goélette qui se dirigeait, d’après ses dires, vers le sud, avec une cargaison de sucre de Java, avait subi une terrible avarie et sombré sous ses pieds. Lui et ses compagnons étaient les seuls survivants des six hommes d’équipage. Les deux marins moururent à bord du vapeur qui les avait recueillis. Brown vécut pour me permettre de le voir, mais je puis affirmer qu’il avait joué son rôle jusqu’au bout.

« Les aventuriers avaient oublié, dans leur fuite, de couper la remorque du canot de Cornélius. Quant à Cornélius lui-même, Brown l’avait laissé filer, au début de la fusillade, avec un coup de pied en guise de bénédiction d’adieu. En se relevant d’entre les morts, Tamb’ Itam aperçut, au milieu des cadavres et des feux expirants, le Nazaréen qui courait sur le rivage en poussant de petits cris. Il se rua tout à coup vers la rivière et tenta, au prix d’efforts frénétiques, de pousser à l’eau l’une des pirogues Bugis. – « Puis, jusqu’à ce qu’il m’ait vu », continuait Tamb’ Itam, « il resta debout, les yeux fixés sur la lourde barque, en se grattant la tête. » – « Qu’est-il advenu de lui ? », demandai-je. Tamb’ Itam me regarda en face et fit un geste expressif du bras droit. – « Je l’ai frappé deux fois, Tuan », dit-il. « En me voyant approcher, il se jeta violemment à terre, et se débattit avec un grand cri. Il gloussait comme une poule effarée, mais dès qu’il sentit la pointe de ma lance, il se tint coi et me regarda fixement, pendant que la vie lui sortait des yeux. »

« Après cela, Tamb’ Itam ne s’attarda point. Il comprenait l’urgente nécessité d’arriver le premier au fort avec les terribles nouvelles. Nombreux étaient évidemment les survivants de la troupe de Dain Waris, mais dans leur folle panique, certains avaient traversé le fleuve à la nage, tandis que d’autres s’enfonçaient dans la brousse. Le fait est qu’ils ignoraient réellement d’où venait le coup ; ils ne savaient pas si d’autres bandits blancs n’allaient pas survenir ou n’avaient pas déjà pris possession de tout le pays. Ils se croyaient victimes d’une vaste trahison, et