Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/342

Cette page n’a pas encore été corrigée

l’eau, répandait une sorte d’illusoire lumière grise, qui ne laissait rien voir. Lorsque la chaloupe sortit du ruisseau, pour entrer dans le fleuve, Jim se tenait debout, sur la pointe basse de terre, devant l’enceinte du Rajah, au point même où il avait, pour la première fois, mis le pied sur le rivage de Patusan. Mobile dans la grisaille, solitaire, très massive et déjouant pourtant sans cesse les regards, une ombre se dessinait. Un murmure assourdi en sortait. De la barre, Brown entendit la voix calme de Jim : – « Vous avez la route libre. Vous ferez bien de vous laisser dériver tant que durera ce brouillard qui va d’ailleurs bientôt se lever. » – « Oui, nous verrons bientôt clair », répondit Brown.

« Les trente ou quarante hommes qui restaient, l’arme au bras, en dehors de la palissade, retenaient leur souffle. Le Bugi, propriétaire du prau, que j’avais vu sur la véranda de Stein, faisait partie de ce groupe ; il me raconta que la chaloupe, en rasant de tout près la pointe basse, avait un instant paru grossir démesurément, et dominer l’éperon comme une montagne. – « Si vous jugez que cela vaille la peine d’attendre un jour sur la côte », cria Jim, « je tâcherai de vous envoyer quelque chose : un bœuf, des ignames… ce que je pourrai. » L’ombre avançait toujours. – « Oui, entendu », fit dans le brouillard une voix assourdie et sans timbre. Aucun des assistants attentifs ne saisit le sens de ces paroles, et Brown disparut, avec ses hommes et sa chaloupe, comme des spectres évanouis sans le moindre bruit.

« Voilà comment, invisible dans le brouillard, l’aventurier quitta Patusan, avec Cornélius assis dans la chambre d’arrière de sa chaloupe. – « On vous enverra peut-être un petit bœuf », ricana le métis. « Oh oui ; un bœuf, des ignames, vous les aurez, puisqu’il vous l’a promis ! Il dit toujours la vérité. Il m’a volé tout ce que je possédais. Il faut croire que vous préférez un bœuf maigre au sac de nombreuses maisons ! » – « Je vous conseille de tenir votre langue, si vous ne voulez pas vous faire flanquer par-dessus bord dans ce sacré brouillard », menaça Brown. La chaloupe paraissait immobile ; on ne voyait rien, pas même la rivière le long du bateau, mais on sentait la poussière d’eau courir et se condenser en ruisselant sur les barbes et les visages. C’était lugubre, me disait Brown. Chacun des aventuriers