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redresser Brown qui lâcha un juron. Cornélius venait de lui révéler la présence de Dain Waris, avec une troupe en armes, en aval de la rivière. Au premier moment, Brown se crut vendu et trahi, mais un moment de réflexion suffit à le convaincre qu’il ne pouvait s’agir de trahison. Il ne dit rien, et un peu après, Cornélius s’avança, d’un air d’indifférence profonde, qu’il y avait, en dehors du bras principal, un autre chenal bien connu de lui. – « C’est une bonne chose à savoir », approuva Brown en dressant l’oreille, cependant que Cornélius se mettait à lui raconter ce qui s’était passé en ville et lui rapportait tout ce qui s’était dit au conseil ; il bavardait à mi-voix, d’un ton monotone, comme on chuchote parmi les dormeurs que l’on craint d’éveiller. – « Il pense m’avoir rendu inoffensif, ah vraiment… » gronda très bas Brown. – « Oui, c’est un imbécile, un petit enfant. Il est venu ici pour me voler ! » pleurnichait Cornélius, « et il a capté la confiance générale. Mais s’il survenait un fait qui empêchât, à l’avenir, de croire en lui, où serait-il ?… Ce Dain Waris qui vous attend là-bas, Capitaine, c’est le premier homme qui vous ait repoussé ici, lors de votre arrivée. » Brown fit remarquer, avec nonchalance, que mieux valait éviter de le voir, et Cornélius affirma, toujours sur le même ton détaché et rêveur qu’il connaissait un bras perdu, assez large pour laisser passer, derrière le camp Bugi, la chaloupe des blancs. « Il faudra vous tenir très tranquilles », ajouta-t-il, comme s’il eût obéi à une arrière-pensée, « car à cet endroit on passe tout près du camp… tout près. Ils sont campés sur le rivage, avec leurs bateaux tirés sur la berge. » – « Oh, nous savons être silencieux comme des ombres, ne craignez rien », fit Brown. Cornélius stipula que, s’il devait servir de pilote, son propre canot serait prit en remorque. – « Il faudra que je remonte vivement », expliqua-t-il.

« Deux heures avant l’aube, les guetteurs, postés aux abords de la redoute, annoncèrent que les voleurs blancs descendaient vers leur chaloupe. En un clin d’œil, tous les hommes armés étaient sur le qui-vive, d’un bout à l’autre de Patusan. Les rives du fleuve restaient pourtant plongées dans un tel silence que, sans les feux qui s’élevaient parfois en brusques flambées sombres, la ville eût paru endormie comme en temps de paix. Un brouillard dense, suspendu sur