Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/337

Cette page n’a pas encore été corrigée

sa tête, de tout mal qui pourrait arriver, si l’on permettait aux blancs barbus de se retirer. C’étaient des malfaiteurs, mais leur destinée avait été cruelle. Leur avait-il jamais donné un mauvais conseil, et ses paroles avaient-elles jamais causé au peuple la moindre souffrance ? Mieux valait, à son avis, laisser partir vivants ces blancs et ceux qui voudraient les suivre. Ce serait une médiocre faveur. – « Moi dont vous avez toujours connu, dont vous avez éprouvé la loyauté, je vous prie de les laisser partir. » Il se tourna vers Doramin. Le vieux Nakhoda ne fit pas un mouvement. « Alors », reprit Jim, « appelez mon ami Dain Waris votre fils, car dans cette expédition-là, ce n’est pas moi qui marcherai à votre tête. »



XLIII


– « Tamb’ Itam restait atterré derrière le siège de son maître dont la déclaration produisit une immense sensation. – « Laissez-les aller, car c’est la plus sage façon de faire, à mon sentiment, et je ne vous ai jamais trompé », insista Jim. Il y eut un silence. Dans l’ombre de la cour, on entendait les murmures étouffés et le piétinement d’une foule. Doramin leva sa lourde tête pour dire qu’il n’y avait pas à songer à lire dans les cœurs, plus qu’à toucher le ciel avec la main, mais… qu’il consentait. Les autres opinèrent tour à tour : – « Mieux vaut qu’ils s’en aillent », disaient certains, mais la plupart se contentèrent de dire : « qu’ils s’en rapportaient à Tuan Jim. »

« C’est dans cette simple forme d’assentiment à son désir que gît le nœud de la situation ; c’est leur foi dans sa loyauté et l’hommage à sa droiture qui faisaient de lui, à ses propres yeux, l’égal des hommes impeccables qui n’ont jamais quitté leur place dans le rang. La parole de Stein : « Romanesque ! Romanesque ! » semble planer sur le pays qui ne le rendra plus jamais à un monde indifférent à son échec comme à ses mérites, et sur cette ardente et jalouse tendresse qui, dans la stupeur d’une affreuse douleur et d’une éternelle séparation, lui refuse l’aumône même des larmes. Du moment où la simple loyauté des trois dernières années de sa vie