Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/333

Cette page n’a pas encore été corrigée

silencieuses comme si une épidémie y eût éteint le dernier souffle de vie, mais de l’intérieur bien des yeux se tournaient vers les deux vivants, que séparaient le ruisseau avec la chaloupe blanche échouée et le cadavre du mort, à demi enfoui dans la vase. Sur le fleuve, les pirogues allaient et venaient à nouveau, car Patusan retrouvait sa foi dans la stabilité des institutions humaines, depuis le retour de son seigneur blanc. La rive droite, les terrasses des maisons, les radeaux amarrés à la berge, les toits mêmes des huttes de bains étaient couverts de gens qui, bien au-delà de la portée de l’ouïe et presque de la vue, écarquillaient leurs yeux sur la colline dressée derrière le palais du Rajah. Dans le vaste anneau irrégulier de forêts, coupé en deux endroits par la traînée du fleuve, le silence planait. – « Voulez-vous promettre de quitter la côte ? » demanda Jim. Brown leva et laissa retomber ses mains, comme pour dire qu’il abandonnait la partie, qu’il acceptait l’inévitable. « Et vous rendrez vos armes ? » poursuivit Jim. Brown se redressa et le regarda d’un air farouche : – « Rendre nos armes ? Pas avant que vous veniez les prendre dans nos mains raidies ! Vous croyez donc que la frousse me fait perdre la tête ? Oh non ! Ces armes, c’est tout ce que je possède, avec les loques que j’ai sur le dos, et quelques autres fusils encore à bord. Je compte vendre le tout à Madagascar, si je puis jamais y arriver, en mendiant d’ici là auprès de tous les navires que je rencontrerai. »

« Jim ne répondit rien, mais jetant, à la fin, la badine qu’il tenait à la main, il murmura, comme s’il se fût parlé à lui-même : – « Je ne sais si j’aurai le pouvoir… » – « Vous ne savez pas !… Et vous vouliez tout à l’heure que je rendisse mes armes ! Ah ! Voilà qui est fort ! » s’écria Brown. « Supposez qu’on vous dise une chose et qu’on en fasse une autre ! » Il se calma, d’un effort. « Le pouvoir ! Je pense bien que vous l’avez, sinon à quoi bon tout ce bavardage ? Pourquoi êtes-vous venu ici ? Pour passer le temps ? »

– « Très bien ! » fit tout à coup Jim, en relevant la tête, après un long silence. « On vous laissera le passage libre, ou l’on vous livrera un combat loyal. » Et pivotant sur les talons, il s’éloigna.

« Brown se leva aussitôt, mais n’escalada pas la colline avant d’avoir vu Jim disparaître entre les premières maisons.