Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/328

Cette page n’a pas encore été corrigée

que vous prenez pour dire que ces gens-là sont votre peuple et que vous ne faites qu’un avec eux. Est-ce vrai ? Qu’est-ce que cela peut bien vous rapporter, que diable ! et qu’est-ce que vous avez donc déniché de si précieux ici ? Hein ? Vous ne voudriez pas que nous descendions à découvert, peut-être ? Vous êtes deux cents contre un ! Vous n’allez pas nous demander de descendre ici ? Ah ! Je vous promets que vous trouverez du fil à retordre, avant d’en avoir fini avec nous ! Vous m’accusez d’avoir lâchement attaqué des gens inoffensifs. Que m’importe, à moi, qu’ils soient inoffensifs, quand, pour une peccadille, je me vois près de mourir de faim ! Mais je ne suis pas un capon. N’en soyez pas un non plus. Amenez vos hommes contre nous, ou, par tous les diables, nous saurons encore faire sauter en fumée la moitié de votre ville inoffensive au ciel ! »

« Il était terrible, en me racontant cela, ce squelette torturé et recroquevillé, genoux au menton, sur un grabat, dans ce bouge infâme ; il levait les yeux sur moi, pour me regarder avec une mine de triomphe féroce.

– « Voilà ce que je lui ai dit ; je savais bien ce qu’il fallait dire ! » reprit-il, d’une voix faible d’abord, mais en s’exaltant avec une incroyable rapidité, pour trouver des accents de mépris féroce. « Nous n’allons pas filer dans la forêt, et y errer comme une troupe de squelettes vivants, tombant l’un après l’autre pour engraisser les fourmis avant d’être bien morts. Ah non ! » – « Vous ne mériteriez pas mieux ! » répondit-il. – « Et vous, qu’est-ce que vous méritez ? » criai-je, « vous que je vois fouiner ici, la bouche pleine de votre responsabilité, de ces vies innocentes, de votre maudit devoir ? Que savez-vous donc sur moi de plus que moi sur vous ? Je suis venu ici chercher des vivres – entendez-vous ? – de la nourriture pour nous remplir le ventre ! Et vous, qu’est-ce que vous êtes venu chercher ? qu’est-ce que vous avez demandé, en arrivant ici ? Nous n’exigeons, nous, qu’un combat loyal ou le chemin libre, pour retourner d’où nous venons… » – « Je me battrais volontiers avec vous tout de suite », me dit-il, en tirant sa petite moustache. – « Et moi je vous laisserais bien tirer sur moi », répondis-je. « Faire le grand saut ici ou ailleurs, qu’importe ? je suis écœuré de mon infernale déveine. Mais ce serait trop commode. J’ai mes camarades avec moi dans la nasse, et par