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de cadavres et livrée aux flammes. En écoutant sa voix impitoyable et haletante, je me le représentais sur la colline, en face de la ville qu’il peuplait d’images de meurtre et de rapine. Le quartier voisin du ruisseau offrait un air d’abandon, bien qu’en réalité chaque maison abritât un groupe d’hommes en armes et sur le qui-vive. Tout à coup, par-delà la vaste expansion de terrains vagues semés de fourrés bas et de buissons épais, d’excavations et de tas de décombres séparés par des sentiers, un individu solitaire et très petit à cette distance se hasarda dans l’ouverture déserte de la rue, entre les sombres bâtisses closes et mortes qui en bordaient l’extrémité. Peut-être était-ce un des réfugiés, qui venait de l’autre rive du fleuve pour chercher quelque objet d’usage domestique. Si loin de la colline dont le séparait le ruisseau, il se croyait évidemment en parfaite sécurité. Au coude même de la rue, s’élevait une légère barricade dressée à la hâte et pleine de ses amis. Brown aperçut l’homme et appela soudain le déserteur yankee qui était pour lui une sorte de lieutenant. Maigre, avec des membres dégingandés et un visage de bois, le grand diable s’avança en traînant nonchalamment son fusil. Quand il comprit ce que son chef attendait de lui, un sourire homicide et vaniteux découvrit ses dents, en creusant deux plis profonds dans ses joues blêmes et tannées. Il se vantait de son adresse au tir. Un genou à terre, il prit pour point de mire un trou dans les branches intactes d’un tronc d’arbre, pressa la détente et se redressa aussitôt pour regarder. Dans le lointain l’homme avait tourné la tête ; il fit un pas en avant, parut hésiter et tomba soudain sur les mains et les genoux. Dans le silence qui suivit la sèche détonation, le tireur, les yeux fixés sur sa victime, opina que « la santé de ce malin-là ne donnerait plus d’inquiétudes à ses amis ». Les membres de l’homme s’agitaient sous son corps, en une vaine tentative pour se traîner en rampant. Dans l’espace vide monta un cri multiple d’effroi et de stupeur. L’homme s’aplatit, le visage contre terre, et ne bougea plus. – « C’était pour leur montrer ce dont nous étions capables », m’expliquait Brown, « et pour semer chez eux une terreur de mort soudaine. C’est cela que nous cherchions. Ils étaient deux cents contre un et il y avait là de quoi leur donner à réfléchir pendant la nuit. Aucun d’eux ne soupçonnait