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que l’on ne savait exactement où trouver. Ces hommes partirent au petit jour, mais avant ce moment-là, Kassim avait su entrer en communication avec les assiégés.

« Diplomate accompli, ce confident du Rajah quitta le fort pour rejoindre son maître, et emmena dans sa barque Cornélius, qu’il avait trouvé rôdant, sans mot dire, dans la cour, parmi la foule. Kassim avait son plan, pour la réalisation duquel Cornélius devait lui servir d’interprète. Aussi, vers le matin, au moment où il méditait sur sa lamentable position, Brown entendit-il sortir du fourré marécageux une voix tremblante, qui se forçait pour demander en anglais sur un ton amical, la permission, moyennant promesse de sécurité personnelle, de venir le trouver pour lui soumettre une proposition de la plus haute importance. Brown se sentit le cœur inondé de joie : si on lui parlait, il cessait d’être une bête sauvage traquée. La cordialité de ces accents rendait vaine la douloureuse tension d’une vigilance anxieuse, comme celle d’aveugles qui ne savent de quel côté attendre un coup mortel. Brown affecta pourtant une grande répugnance. La voix parlait toujours : c’était, à l’entendre, « celle d’un blanc, d’un malheureux vieillard ruiné, qui habitait le pays depuis des années ». Une brume humide et glacée masquait les flancs de la colline, et après un nouvel échange d’interpellations, Brown se décida : – « Allons, montez ! Mais seul n’est-ce pas ? » À vrai dire, m’avouait-il, en tremblant de rage au souvenir de son impuissance, cela n’eût pu faire aucune différence. Les aventuriers ne voyaient pas à plus de quelques mètres et nulle trahison n’eût pu aggraver leur situation. Bientôt ils distinguèrent vaguement Cornélius ; pieds nus, dans ses vêtements de tous les jours, chemise crasseuse et pantalons en loques, avec un casque de liège à visière brisée, le métis montait obliquement vers la barricade, hésitait, s’arrêtait dans une posture inquiète pour écouter. – « Arrivez donc ; vous n’avez rien à craindre », cria Brown, tandis que ses hommes ouvraient de grands yeux. Tous leurs espoirs de salut se trouvaient soudain concentrés sur cet individu chétif et décrépit qui, maladroitement et sans mot dire, escaladait un tronc d’arbre abattu ; tout frissonnant, il dirigeait son regard aigre et