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singulière neutralité. Quand le soleil se coucha, de grands feux de broussailles allumés sur les deux rives et entre la double ligne des maisons, firent saillir en noir relief les toits, les groupes sveltes des palmiers, les bouquets lourds des arbres fruitiers. Brown fit mettre le feu à l’herbe autour de sa position ; un anneau bas de maigres flammes courut rapidement sur le flanc de la colline, en soulevant de lourdes volutes de fumée ; de temps en temps, un buisson sec prenait feu avec un grand bruit clair. L’incendie dégagea toute une bande de terrain pour les coups de la petite troupe ; il expira sur la lisière de la forêt et sur la berge boueuse du ruisseau. Un lopin de jungle luxuriante, allongé dans un creux humide entre le monticule et l’enceinte du Rajah, arrêta les flammes de ce côté-là, avec force pétillements et détonations de tiges de bambou. Le ciel sombre et velouté fourmillait d’étoiles. Sur le sol noirci rampaient des bouffées de fumée paresseuse, qu’une petite brise vint bientôt chasser. Brown s’attendait à une attaque, dès que la marée serait assez haute pour permettre aux pirogues qui lui avaient coupé la retraite de s’engager dans le ruisseau. Il était bien certain, en tout cas, que l’ennemi ferait une tentative pour enlever sa chaloupe ; échouée au pied de la colline, elle formait sur la lueur vague de la vase humide une masse haute et sombre. Mais les bateaux ne firent aucune espèce de démonstration. Par-dessus la palissade et le logis du Rajah, Brown voyait leurs lumières sur le fleuve. Ils paraissaient ancrés au milieu du courant. D’autres lueurs couraient sur l’eau, d’une berge à l’autre. Il y avait aussi des lumières immobiles qui scintillaient, en amont, sur les longs murs des maisons, jusqu’au premier coude du fleuve, et d’autres encore, plus loin, isolées dans l’intérieur des terres. La clarté des grands feux révélait à perte de vue des pâtés de maisons, des toits, des bâtisses noires. C’était une immense colonie. Aplatis derrière les troncs abattus, les quatorze téméraires agresseurs levaient le menton pour considérer l’animation de cette ville, qui paraissait remonter sur des lieues au bord de la rivière, et fourmiller de milliers d’hommes en fureur. Ils ne se parlaient pas. De temps à autre, ils entendaient un grand cri, ou un coup de fusil, tiré quelque part, très loin. Mais autour de leur position, tout n’était que paix, obscurité et silence. Ils auraient pu se croire oubliés comme