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pensait s’installer au cœur de la ville, avant que les habitants eussent le temps de songer à la résistance.

« Mais le chef du village de pêcheurs de Batu Kring avait pu envoyer à temps un messager d’alarme. Au moment où la chaloupe arrivait en face de la mosquée (édifice construit par Doramin, avec des bouquets de corail taillé aux pinacles des pignons et des toits), l’espace ouvert devant le bâtiment était plein d’indigènes. Un grand cri monta, suivi d’un vacarme de gongs, tout le long de la rivière. D’un point en amont, deux petites pièces de six en cuivre crachèrent leur mitraille qui effleura la nappe d’eau déserte, en faisant gicler au soleil des jets d’eau étincelants. Devant la mosquée, une foule hurlante se mit à tirer des salves qui fouettaient en travers le courant du fleuve ; sur les deux rives crépitait une fusillade irrégulière, dirigée contre la chaloupe ; les hommes de Brown répondirent par une décharge rapide et désordonnée. Ils avaient rentré leurs rames.

« La marée se renverse très vite sur cette rivière, et à demi cachée par la fumée, au milieu du torrent, la chaloupe se mit à dériver par l’arrière. Sur les deux berges, la fumée s’épaississait aussi, et formait, au-dessous des toits, une ligne étale, comme ces nuages allongés que l’on voit couper un flanc de montagne. Le tumulte des cris de guerre, l’appel vibrant des gongs, le sourd ronflement des tambours, les hurlements de rage, le fracas des salves faisaient un affreux vacarme qui étourdissait Brown ; il n’en restait pas moins pourtant à la barre, et s’exaltait à une frénésie de haine et de fureur contre ces gens qui osaient se défendre. Deux de ses hommes avaient été blessés et il voyait sa retraite coupée au-dessous de la ville par des pirogues sorties de l’enceinte de Tunku Allang. Il en comptait six, bourrées de guerriers. Ainsi traqué, il aperçut l’embouchure du ruisseau que Jim avait sauté à marée basse, et qui était alors plein. Il y guida la chaloupe, fit débarquer ses hommes et s’installa avec eux sur une petite éminence, à quelque neuf cents mètres de la redoute que cette position commandait. Les pentes du monticule étaient dénudées, mais quelques arbres en couronnaient le faîte. Les bandits se mirent à abattre ces arbres pour en faire un parapet, et se trouvèrent assez bien retranchés, avant la tombée du jour : les bateaux du Rajah croisaient pendant ce temps sur le fleuve avec une