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sans aucune défense, loin des routes fréquentées de la mer et des postes extrêmes des câbles sous-marins. Il avait déjà travaillé dans des endroits de ce genre, et maintenant il s’agissait d’une absolue nécessité, d’une question de vie ou de mort, ou plutôt de liberté. De liberté ! On était sûr d’y trouver des provisions : bœufs, riz, patates douces. Le triste équipage s’en léchait les babines. On pourrait se procurer une cargaison de marchandises, et qui sait ? faire main basse, peut-être, sur de vraies espèces sonnantes et trébuchantes. On arrive à faire joliment cracher certains de ces chefs et notables de villages. Brown m’affirmait qu’il leur eût rôti les pieds plutôt que de se laisser frustrer de ses espoirs. Je le crois volontiers. Ses hommes en étaient persuadés aussi. Ils ne crièrent pas tout haut leur enthousiasme, car c’était une bande plutôt muette, mais ils se préparèrent avec une ardeur de loups.

« La chance les servit en ce qui a trait au temps. Quelques jours de calme auraient déchaîné d’indicibles horreurs à bord de cette goélette, mais grâce aux brises de terre et de mer, moins d’une semaine après avoir franchi les Détroits de Sunda, le navire mouillait au large de l’estuaire du Batu Kring, à une portée de pistolet du village de pêcheurs.

« Quatorze des aventuriers s’entassèrent dans la chaloupe de la goélette (c’était une vaste embarcation qui avait servi à décharger des cargaisons), et s’engagèrent sur le fleuve, tandis que deux de leurs compagnons restaient à la garde du navire, avec des vivres en quantité suffisante pour ne pas mourir de faim avant dix jours. Vent et marée aidèrent les rameurs, et au début d’un après-midi, le grand canot blanc poussé par la brise de mer qui gonflait sa guenille de toile, amena dans le bras de Patusan son équipage de quatorze épouvantails assortis, qui fixaient devant eux des regards voraces, et gardaient le doigt sur la détente de leurs vieux fusils. Brown escomptait la surprise et l’épouvante de son arrivée. La chaloupe montait avec le flot ; la redoute du Rajah resta muette ; de part et d’autre du fleuve, les premières maisons semblaient abandonnées ; quelques canots fuyaient très loin sur la rivière. Brown fut surpris de l’importance de la ville. Un profond silence régnait. Au milieu des maisons, le vent tomba ; deux rames servirent à maintenir la chaloupe contre le courant, car Brown