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du navire se contenta d’emporter avant son départ, toutes les voiles de Brown, jusqu’au dernier petit bout de toile, et eut soin de remorquer ses deux chaloupes à trois milles de là, sur la grève.

« Mais Brown possédait dans son équipage un indigène des Salomon, enlevé de bonne heure à son île natale, et tout dévoué à son capitaine ; c’était le meilleur de la bande. L’individu gagna à la nage le caboteur, ancré à quelque cinq cents mètres de là, emportant le bout d’un câble fait de tous les vêtements disponibles, déchirés et raboutés pour la circonstance. La mer était unie, et la baie sombre « comme une panse de vache », selon l’expression de Brown. Le nageur escalada les pavois avec l’extrémité du câble entre les dents ; l’équipage du caboteur, composé de Tagals, était à terre, et se payait une petite fête dans le village indigène. Les deux hommes de garde restés à bord s’éveillèrent tout à coup et virent le diable. Il avait des yeux de feu et courait sur le pont avec la rapidité de l’éclair. Paralysés par la terreur, ils tombèrent à genoux en se signant, et en marmonnant des prières. Avec un long couteau trouvé dans la cambuse, l’insulaire des Salomon les poignarda l’un après l’autre, sans interrompre leurs oraisons, puis se mit, avec patience, à scier le câble de bastin, qui céda tout à coup bruyamment sous la lame. Il lança alors un appel prudent dans le silence de la baie, et la bande de Brown, qui tendait tout ce temps une oreille attentive en scrutant la nuit, se mit à haler prudemment l’extrémité du câble. Moins de cinq minutes après, les deux goélettes s’accostaient, avec un léger choc et un craquement de vergues.

« Sans perdre un instant, les hommes de Brown passèrent à bord du caboteur en emportant leurs armes à feu et une bonne provision de munitions. Ils étaient seize en tout : deux déserteurs de la flotte anglaise, et un grand maigre, transfuge d’un navire de guerre yankee, une paire de blonds et simples Scandinaves, un mulâtre un peu toqué, un Chinois jovial qui faisait la cuisine, et le reste, racaille sans nom des Mers du Sud. Aucun d’eux ne protesta ; Brown les pliait à sa volonté, et Brown, indifférent à l’échafaud, fuyait devant le spectre d’une prison espagnole. Il ne leur laissa pas le temps de transborder assez de provisions ; la nuit était calme, l’air chargé de rosée, et lorsqu’ils