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Brown était, à vrai dire, assez misérable, comme ses plus illustres devanciers ; mais ce qui le distinguait de ses confrères en brigandage, tels que Bully Hayes, le doucereux Pease, ou ce bandit parfumé, cet élégant à favoris de jeune beau, connu sous le nom de Dick la Crotte, c’était, avec l’arrogance de sa piraterie, son véhément mépris pour l’humanité en général et ses victimes en particulier. Les autres n’étaient que des brutes gourmandes et avides, mais Brown paraissait mû par des désirs complexes. Il dépouillait un individu pour l’apparent plaisir de lui témoigner son mépris, et il apportait au meurtre et à la mutilation d’un paisible et inoffensif étranger une application sauvage et haineuse, bien faite pour terroriser les plus téméraires des aventuriers. Aux jours de sa plus grande gloire, il avait armé un trois-mâts, monté par un équipage mêlé de Canaques et de baleiniers déserteurs, et se vantait, je ne sais avec quelle sincérité, d’être financièrement soutenu, en sous-main, par une très respectable maison de marchands de copra. Plus tard, il enleva, disait-on, la femme d’un missionnaire, une très jeune fille de Clapham, qui avait, dans un mouvement d’exaltation, épousé le pauvre pied plat, et qui, tout à coup transplantée en Mélanésie, avait un peu perdu le nord. C’était une lugubre histoire. Malade au moment de son enlèvement, la malheureuse mourut sur le navire. Et le plus singulier de l’histoire, à en croire les racontars, c’est que Brown se laissa aller sur son corps, à une explosion de sombre et violente douleur. C’en fut fait de sa chance, à partir de ce moment. Il perdit son bateau sur des écueils, au large de Malaita, et disparut pendant un temps, comme s’il eût sombré avec le voilier. Puis, un peu plus tard, on entend parler de lui à Nouka-Hiva, où il achète une vieille goélette réformée de la flotte française. À quelles honorables fins il destinait cette emplette je ne saurais le dire, mais il est évident que Hauts Commissaires, consuls, vaisseaux de guerre et contrôle international rendaient les mers du Sud trop chaudes pour des gentilshommes de sa trempe. Il dut évidemment transférer plus loin dans l’ouest la scène de ses opérations, car une année plus tard, il paya d’incroyable audace, mais pour un médiocre profit, dans une affaire tragi-comique de la Baie de Manille, où un gouverneur prévaricateur et un trésorier infidèle jouent le rôle principal ; après cela, il