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sourde. « Nous avons tous besoin de pardon », ajoutai-je, après un instant de silence.

– « Qu’ai-je donc fait ? » demanda-t-elle, du bout des lèvres.

– « Vous vous êtes toujours méfiée de lui », répondis-je.

– « Il était comme les autres », prononça-t-elle, lentement.

– « Non », protestai-je, « pas comme les autres ! » mais elle poursuivit d’un ton morne, sans émotion apparente :

– « C’était un fourbe. » Et tout à coup, Stein éclata : – « Non ! Non ! Non ! ma pauvre enfant… ! » Il caressait la main passivement posée sur sa manche. « Non ! Non ! Pas fourbe ! Fidèle ! Fidèle ! Fidèle ! » Il s’efforçait de scruter le visage de pierre. « Vous ne comprenez pas ! Ach ! Pourquoi ne comprenez-vous pas ?… Terrible ! » ajouta-t-il, en se tournant vers moi. « Mais un jour, il faudra bien qu’elle comprenne ! »

– « Est-ce vous qui lui expliquerez ? » demandai-je, en le regardant fixement.

« Je les vis s’éloigner : la robe de la jeune femme traînait sur le chemin ; ses cheveux dénoués tombaient dans son dos. Droite et légère, elle marchait à côté du vieillard, dont le long manteau flottant pendait en plis perpendiculaires sur les épaules voûtées, et dont les pieds bougeaient avec lenteur. Ils disparurent derrière ce bosquet (vous vous en souvenez peut-être), où poussent côte à côte seize espèces différentes de bambous, tous reconnaissables pour un œil averti. Pour ma part, je me sentis captivé par la grâce exquise et la beauté de ce bouquet délié, couronné de feuilles pointues et de têtes plumeuses, par la légèreté, la vigueur, le charme net, comme un son de voix, de cette vie paisible et luxuriante. Je me souviens d’être resté longtemps dans la contemplation de ce bosquet, comme on s’attarderait à portée d’un murmure consolateur. Le ciel était d’un gris perle. C’était un de ces jours voilés, si rares sous les tropiques, où vous assaillent des souvenirs d’autres bords et d’autres visages.

« L’après-midi, je rentrai en ville ; j’emmenai avec moi Tamb’ Itam et le Malais dont les deux fugitifs avaient emprunté le voilier, dans l’effarement, l’épouvante et l’horreur du désastre. La secousse paraissait avoir transformé