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ici… Les jeunes cœurs sont implacables… ! » Je le sentais en proie à une affreuse angoisse. « … La force de vie qu’il y a en eux… ; la cruelle force de vie… ! » Il marmonnait en me guidant à travers la maison ; je le suivais, perdu dans des conjectures sinistres et courroucées. À la porte du salon il me barra la route ; « il l’aimait beaucoup ? » me demanda-t-il, d’un ton interrogateur, et je ne pus répondre que d’un signe de tête, n’osant risquer une parole, tant mon désappointement était amer. « C’est affreux ! » soupira-t-il ; « elle ne me comprend pas. Je ne suis pour elle qu’un vieillard inconnu. Vous peut-être, qu’elle connaît… Parlez-lui ; nous ne pouvons laisser les choses dans cet état. Dites-lui de pardonner. C’était bien terrible ! » – « Sans aucun doute ! » m’écriai-je, exaspéré de rester dans l’ignorance, « mais vous, lui avez-vous pardonné ? » Il me lança un étrange regard. – « Vous allez savoir », fit-il, et ouvrant la porte, il me poussa littéralement dans la pièce.

« Vous connaissez la grande maison de Stein, avec ses deux immenses salons de réception, inhabités et inhabitables, ces pièces nettes, pleines de solitude et de choses brillantes, qui font l’effet de n’avoir jamais été touchées par un regard humain. Il y fait frais par les plus grandes chaleurs, et l’on a, en franchissant le seuil, l’impression de pénétrer dans un souterrain soigneusement astiqué. Je traversai l’un de ces salons, et dans l’autre je vis la jeune femme, assise au bout d’une grande table d’acajou, sur laquelle elle posait la tête, le visage caché dans les bras. Comme une nappe d’eau glacée, le plancher ciré reflétait vaguement sa silhouette. Les stores de jonc étaient baissés, et dans l’étrange pénombre verdâtre filtrée par les frondaisons d’alentour, passaient de lourdes bouffées de vent qui soulevaient les longues draperies des fenêtres et des portes. Sa forme frêle semblait taillée dans la neige, et au-dessus de sa tête, les perles de cristal d’un grand candélabre cliquetaient comme d’étincelantes stalactites de glace. Elle leva les yeux à mon approche. Je me sentais glacé, comme si ces vastes appartements eussent été la froide demeure du désespoir.

« Elle me reconnut sans hésitation, et dès que je me fus arrêté, les yeux baissés sur son visage. – « Il m’a quittée », fit-elle tranquillement. « Vous nous quittez toujours… pour suivre votre chemin. »