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mais il n’y avait pas assez de démon dans son cœur pour en finir avec moi. Ah bah ! Un être pareil, me laisser filer, comme si je n’avais pas valu un coup de pied !… » Brown cherchait désespérément son souffle. « … Bandit !… Me laisser filer… ! Alors, c’est moi qui ai fini par avoir sa peau !… » Il suffoqua de nouveau. « … Je crois bien que je vais crever, mais je mourrai heureux, maintenant… Vous… vous, l’homme dont je ne sais pas le nom, je vous donnerais volontiers un billet de cinq livres, si j’en possédais un, pour les nouvelles que vous m’apportez… Ou je ne m’appelle pas Brown… » ; il eut un ricanement atroce : « … Gentleman Brown !… »

« Il coupait ses paroles d’inspirations profondes et fixait sur moi le regard dévorant de ses yeux jaunes, enfoncés dans un long visage brun et ravagé ; il faisait des gestes brefs du bras gauche ; la broussaille d’une barbe poivre et sel tombait presque à sa taille ; une couverture crasseuse et déchirée couvrait ses jambes. Je venais de le découvrir à Bangkok, par l’entremise de ce brouillon de Schomberg, l’hôtelier, qui m’avait, en confidence, indiqué le côté où pousser mes recherches. Il paraît qu’une espèce de vagabond, ivrogne fieffé, un blanc qui vivait dans le quartier indigène avec une Siamoise, s’était tenu pour très honoré d’abriter les derniers jours du fameux « Gentleman Brown ». Pendant que nous causions dans le bouge sordide, où le moribond enlevait, de haute lutte, chacune des ultimes minutes de sa vie, la Siamoise assise dans un coin d’ombre, cachait à demi ses grosses jambes nues et sa large face stupide, en mâchant du bétel d’un air abruti. Elle se levait de temps à autre pour chasser un poulet de la porte, et toute la bicoque tremblait sous ses pas. Un affreux bambin jaune, avec la nudité et le ventre en tonneau d’un petit dieu païen, se tenait au pied du lit, un doigt dans la bouche, perdu dans une contemplation profonde du mourant.

« L’homme parlait avec fièvre, mais parfois, au milieu d’un mot, une invisible main semblait le prendre à la gorge, et il me jetait un muet regard d’angoisse et de doute. Il paraissait craindre que je finisse par me lasser et que je me retirasse, sans lui laisser le temps d’achever son histoire et de crier son exultation. Je crois qu’il mourut dans la nuit, mais à ce moment-là, je n’avais plus rien à apprendre.